Par Samir Amin, économiste et président du World Forum for Alternatives. L'Europe s'est alignée sur les États-Unis, avec son «capitalisme de connivence» et riposte en ayant recours au moralisme et au gouvernement des juges. Seule une remise en question totale du système capitaliste pourrait y mettre fin.
Marianne.fr du 14 Juillet 2008.
Le capitalisme contemporain est devenu par la force de la logique de l'accumulation, un «capitalisme de connivence». Le terme anglais «crony capitalism» ne peut plus être réservé aux seules formes «sous-développées et corrompues» de l'Asie du Sud est et de l'Amérique latine que les «vrais économistes» (c'est à dire les croyants sincères et convaincus des vertus du libéralisme) fustigeaient hier. Il s'applique désormais aussi bien au capitalisme contemporain des États-Unis et de l'Europe. Dans son comportement courant, cette classe dirigeante se rapproche alors de ce qu'on connaît de celui des «mafias», quand bien même le terme paraîtrait insultant et extrême.
Recours au moralisme et aux juges
Le «système» ne sait pas réagir à cette dérive, tout simplement parce qu'il n'est pas en mesure de remettre en question la centralisation du capital. Les mesures qu'il prend rappellent alors étrangement les lois «anti trusts» de la fin du XIXe siècle (le Sherman Act), dont on connaît les limites de l'efficacité. En parfait accord avec la tradition des États-Unis, la société riposte par un recours renforcé au moralisme et au gouvernement des juges. On sait que dans l'affaire Enron, le procureur de New York, Eliot Spitzer, s'est taillé une belle popularité en exhibant, dans un show médiatique bien préparé, des milliardaires menottes aux poings. Du jamais vu aux États-Unis. La loi Saranes Oxley Act légitimera à l'avenir une plus grande intervention des juges dans la vie des entreprises. Gageons que ces interventions finiront par s'inscrire dans le jeu des connivences qu'elles prétendent éradiquer.
L'Europe était équipée pour réagir différemment. Par sa culture politique qui se méfie du moralisme et du gouvernement des juges auxquels elle préfère la régulation par voie législative, par ses modèles de financement moins soumis aux aléas du marché financier, l'Europe n'était pas condamnée par une prétendue exigence implacable de «l'économie» à s'aligner sur le modèle de la dictature apparente du marché financier (de la bourse), celui-ci étant en fait manipulé par une petite oligarchie. Pourtant l'Europe s'est alignée sur les États-Unis, contre ses intérêts mêmes puisque le marché financier ouvert en question permet tout simplement aux fonds de pensions des États-Unis de s'emparer des meilleurs segments des économies européennes (en particulier de l'économie française, dont 50 % du capital coté en bourse est désormais contrôlé par les États-Unis) et d'en écrémer les profits. La raison qui explique ce comportement d'apparence absurde est la volonté du grand capital de ne jamais heurter le «grand frère», garant en dernier ressort de l'ordre capitaliste («Mieux vaut Hitler que le Front Populaire», une option qui n'est pas nouvelle).
Faut-il une remise en question généralisée ?
A plus long terme une cristallisation nouvelle de la gauche européenne, dans la lignée de sa culture politique, est évidemment capable de remettre en question cet alignement et la dérive qui l'accompagne. Mais alors il est probable que cela ne puisse se faire sans par là même remettre en question le capitalisme dans certains de ses aspects essentiels. Les avancées démocratiques par lesquelles cette recomposition de la gauche pourrait s'imposer, à leur tour remettraient en question les modèles des pouvoirs oligarchiques centralisés en place. Mais la gauche européenne n'est malheureusement pas engagée sur cette voie.
Le système politique du capitalisme contemporain est désormais un système ploutocratique. Celui-ci s'accommode de la poursuite de la pratique de la démocratie représentative, devenue «démocratie de basse intensité» : vous êtes libre de voter pour qui vous voulez, cela n'a aucune importance puisque c'est le marché et non le Parlement qui décide de tout ! Il s'accommode aussi ailleurs de formes de gestion autocratique du pouvoir ou de farces électorales.