Tribune d'Henri Weber, député européen Ps, parue dan Le Monde daté du 19 août 2008.
Les défaites électorales se succèdent, les effectifs militants chutent, les liens avec les syndicats et les associations se distendent. Il y a seulement sept ans, treize gouvernements de l'Union européenne sur quinze étaient dirigés par les socialistes. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas qu'en Espagne, au Portugal et - pour combien de temps encore ? - en Grande-Bretagne. Bien sûr, ces résultats sont à analyser avec précaution. Chaque élection nationale a sa spécificité. Il n'en demeure pas moins qu'une tendance générale s'affirme, qu'il serait absurde de nier.
Ce reflux de la vague rose des années 1996-2006 a de multiples raisons. On a invoqué l'usure naturelle du pouvoir après l'exercice de plusieurs mandats consécutifs (Tony Blair en Grande-Bretagne, Göran Persson en Suède) ; l'incapacité de la gauche à répondre de façon convaincante à la demande d'ordre qui émane de la société, et en particulier des classes populaires, face à la montée de la délinquance, des incivilités, de l'individualisme désagrégateur. Sa piètre aptitude aussi à maîtriser le flux et l'intégration des immigrés. On a constaté que si la gauche perd, c'est aussi parce que la droite gagne : celle-ci a réussi à renouveler son discours, sa posture, ses leaders, sa stratégie de communication et d'alliance. Fredrik Reinfeldt en Suède, Nicolas Sarkozy en France, David Cameron en Grande-Bretagne, Angela Merkel en Allemagne sont des figures de cet aggiornamento.
Tous ces facteurs entrent en ligne de compte, mais les raisons fondamentales sont plus profondes. Elles résident dans l'épuisement du "compromis social-démocrate de crise", noué dans les années 1990. Et dans l'impasse des stratégies nationales non coopératives, que les partis socialistes et sociaux-démocrates européens ont été amenés à mettre en oeuvre, au tournant du siècle. Confrontés aux nouveaux défis historiques - mondialisation, financiarisation de l'économie, transition vers l'économie de la connaissance, montée en puissance des pays émergents, vieillissement de la population, fragmentation du salariat, bureaucratisation et paupérisation de l'Etat-providence..., les socialistes européens ont accepté, chacun à sa façon, un nouveau pacte social. Ce compromis défensif combinait trois éléments.
- Une libéralisation modérée de l'économie : dans nos "économies mixtes", le poids du secteur public a été réduit, celui du secteur privé marchand a été renforcé. L'Etat entrepreneur a battu en retraite au profit de l'Etat régalien. Les socialistes ont accepté de contribuer à la baisse du coût du travail, notamment du travail peu qualifié, en permettant la "modération salariale" et la "reconfiguration" des acquis sociaux, en matière de chômage, de santé, de retraite. En échange, ils attendaient des chefs d'entreprise une meilleure spécialisation de nos économies dans la nouvelle division internationale du travail grâce à l'investissement et à l'innovation. Une "montée en gamme" dans tous les secteurs d'activité, afin d'assurer le plein-emploi et le "bon emploi".
- Deuxième pilier du compromis des années 1990 : la mutualisation des coûts de la modernisation. Celle-ci ne devait pas peser principalement sur les individus, mais devait être prise en charge, par la collectivité nationale, ce qui exigeait un haut niveau de prélèvements obligatoires et de redistribution sociale, des services publics de qualité, un Etat-providence allégé mais préservé, la mobilisation des partenaires sociaux.
- L'affirmation, enfin, d'un progressisme sociétal constituait le troisième pilier : les socialistes ont été les champions de la libéralisation des moeurs, de la parité homme-femme, du mariage des couples homosexuels, du droit de mourir dans la dignité, de la défense du cadre de vie. Ils ont intégré à leur programme l'apport de l'écologie politique. Cette offre a permis les succès des Partis socialistes dans la seconde moitié des années 1990. Elle s'est heurtée depuis à ses résultats. Le compromis social-défensif n'a pu empêcher l'explosion des inégalités, l'essor du travail précaire, la réduction du niveau de la protection sociale, l'augmentation des "travailleurs pauvres".
Le nouvel âge de la globalisation dans lequel nous sommes entrés, avec son envolée des prix de l'énergie, des denrées agricoles et des matières premières, ses crises financières et économiques à répétition, ne va pas améliorer ce palmarès. Si elle veut revenir au pouvoir, la social-démocratie européenne doit proposer une nouvelle offre politique. Celle-ci doit se concevoir à l'échelle de l'Union européenne et incarner, au-delà de ses objectifs économiques, un projet de civilisation. Les socialistes savent que les grands défis du capitalisme mondialisé ne peuvent être relevés efficacement qu'à l'échelle continentale. Mais confrontés à la difficulté de la tâche, ils se sont repliés, dans les faits, sur des stratégies nationales, souvent non coopératives.
Les socialistes allemands ont accepté de lourds sacrifices pour sauver la puissance industrielle et exportatrice du "site Allemagne". Celui-ci a gagné des parts de marché, surtout dans les autres pays de l'Union. Les travaillistes britanniques ont conservé une fiscalité inique et une flexibilité du travail extrême pour faire de la Grande-Bretagne une terre d'élection de l'industrie financière. On pourrait allonger la liste, et les socialistes français n'en seraient pas exclus. Ces politiques du "chacun pour soi" ont pu être provisoirement bénéfiques à tel ou tel, mais elles se sont avérées préjudiciables à l'ensemble. L'Union européenne a été une zone de croissance molle et de chômage élevé, au cours de quinze dernières années.
La crise de la social-démocratie provient, en dernière analyse, de son incapacité à mettre en oeuvre une réponse européenne aux défis de la mondialisation. Son renouveau passe par la relance et la réorientation de l'Europe. Tant il est vrai que la croissance forte et durable, la protection des salariés contre tous les risques sociaux, la lutte contre le réchauffement climatique, la maîtrise de l'immigration, la régulation du capitalisme mondialisé, exigent une Union plus volontaire, plus ambitieuse, plus sociale.