Par Roland Hureaux, qui procède à une analyse critique, mais détaillée des raisons de la présence française aux côtés des forces de l'OTAN.
Source : Mariannne.fr du 23 08 2008
Avec l'embuscade tragique qui a coûté la vie à dix de ses soldats, la France a compris brusquement qu'elle était engagée en Afghanistan dans une vraie guerre.
Avant tout, ces soldats méritent notre hommage et, avec leur famille, notre compassion. Ils sont vraiment «morts pour la France.» Honneur à eux. My country, right or wrong, disent les Américains.
Mais l'émotion n'interdira pas longtemps de poser la question de la justesse de l'engagement de 2500 soldats français dans la guerre d'Afghanistan.
Quelles peuvent en être les justifications ?
Pour les Etats-Unis, il s'agissait au départ de « punir » et de chasser du pouvoir les complices de l'attentat du 11 septembre : le régime taliban du mollah Omar, lequel abritait Ben Laden et les camps d'entraînement d'Al Qaida.
Gent fort ingrate au demeurant puisque le mouvement taliban avait été créé de toutes pièces par les Américains en 1994 afin, déjà, de punir et chasser du pouvoir leur protégé, Gulbuddin Hekmatyar indirectement compromis dans un premier attentat contre le World Trade center.
L'objectif de chasser les talibans fut très vite atteint, à un prix il est vrai lourd : pour les 3000 victimes du 11 septembre, plus de 100 000 victimes civiles et militaires afghanes environ, dont la quasi-totalité n'était impliquée ni de près ni de loin dans l'attentat de New York. «Œil pour œil, dent pour dent», dit l'antique adage biblique, finalement point si inhumain: on est, on le voit, dans cette affaire, très au-delà du compte.
L'incapacité des Américains à installer un pouvoir stable à Kaboul (leur refus d'une restauration du roi Zaher Chah n'a pas facilité les choses) et la haine bien naturelle de l'occupation étrangère ont vite permis aux talibans de reprendre du poil de la bête au point qu'ils seraient déjà revenus à Kaboul si celle-ci n'était défendue par les Occidentaux.
La « guerre des civilisations » ?
On arrive au second but de la guerre : empêcher une faction susceptible de protéger les terroristes islamiques de reprendre le pouvoir. La guerre en Afghanistan ne serait dans cette perspective que la pointe avancée de la lutte de l'Occident contre le terrorisme, singulièrement islamique, un avatar de la nécessaire «guerre des civilisations».
Ce but de guerre s'inscrit dans une conception aujourd'hui répandue – et qui a largement inspiré le récent Livre blanc de la défense nationale -, de «stratégie globale», selon laquelle le concept de défense du territoire national au sens classique serait périmé, à la fois parce que territorial et parce que national.
L'idée de contrer un parti pro-terroriste semble tenir la route sur le papier. Elle ne prend cependant pas en compte un certain nombre de données concrètes :
- la base afghane n'a joué qu'un rôle accessoire dans le 11 septembre : loin d'être un coordonnateur tout-puissant, Ben Laden a surtout labellisé cet attentat - et d'autres ; si les «camps afghans» ont permis une mise en condition idéologique de certains comparses, l'attentat du 11 septembre a d'abord été préparé en Occident par des éléments occidentalisés ;
- de toutes les façons, les talibans contrôlent aujourd'hui suffisamment de territoire pour protéger Ben Laden ; est-il vrai, comme le disent certains militaires français, que les Américains à qui ils avaient signalé sa position, ont refusé de l'arrêter ? Comme si le méchant devait rester vivant jusqu'à la fin du film !
- il n'y a plus eu d'attentat significatif aux Etats-Unis et dans la plupart des pays d'Europe depuis 2001 ; - l'efficacité de la coordination policière entre les partenaires occidentaux, singulièrement entre les Etats-Unis et la France, est la cause principale de ce reflux du terrorisme : c'est là un facteur autrement sérieux, dans la lutte contre le terrorisme, que d'obscurs combats dans les vallées du Panchir ;
- les talibans se préoccupent peu de Ben Laden : ils ont d'abord le sentiment de se battre pour défendre leur patrie et leur foi ; c'est d'ailleurs leur force ;
- si les talibans revenaient au pouvoir, il y aurait moyen par des frappes ciblées de les dissuader d'apporter un concours aux terroristes, concours qui, de toutes les façons, vu leur position géographique, ne pourrait être que modeste ;
- le vivier des talibans est la tribu des Pachtounes à cheval sur la frontière du Pakistan : ce pays immense, bien plus peuplé que l'Afghanistan, à la «gouvernance» catastrophique, travaillé par les intégrismes, disposant de l'arme nucléaire et pourtant protégé par les Etats-Unis, représente un risque autrement important pour la paix que ne le serait un Afghanistan islamiste ;
A supposer que malgré ces considérations, on accepte encore la logique «guerre contre les talibans = guerre contre le terrorisme», il faudrait pour qu'elle soit justifiée, une autre donnée : qu'on ait l'espoir de la gagne.
L'impossible victoire
Or aucun stratège raisonnable n'imagine aujourd'hui une telle victoire possible. Comment croire qu'un engagement en définitive assez limité viendra à bout de milices aguerries et bien armées, recrutées dans des tribus aux fortes traditions guerrières, se battant dans un terrain particulièrement difficile qu'elles seules connaissent, et qui, après avoir résisté à la colonisation, ont tenu pendant dix ans la dragée haute aux Russes, voisins directs engagés avec des moyens autrement puissants ? Cette guerre est, de l'avis commun, encore bien plus mal engagée que ne l'était celle du Vietnam.
On dira en désespoir de cause que, même s'il ne peut gagner la guerre, l'Occident se doit d'être présent à cet endroit là pour marquer une attitude offensive dans la guerre générale qui est menée contre l'islamisme. Mais à quel coût et jusqu'à quand ?
De plus cyniques, - il en est dans nos états-majors -, avouent en privé que peu importe la légitimité de cette guerre : elle est un utile terrain de manœuvre en en vraie grandeur, permettant aux armées de l'OTAN de rester aguerries. C'est faire bien peu de cas des victimes civiles afghanes, d'autant plus nombreuses que les bombardements indiscriminés, aussi habituels en ces circonstances que contre-productifs, sont pratiqués à grande échelle.
La défense est d'abord nationale
Mais par-delà les considérations d'opportunité se pose la question de principe de la «stratégie globale»
Qui ne voit que les considérations géostratégiques fumeuses peuvent justifier n'importe quelle expédition lointaine ?
Elles vont en tous les cas à l'encontre de la conception traditionnelle, capétienne si l'on veut (mais aussi bien républicaine) de la défense nationale : dans cette conception, la guerre est tenue pour une chose grave qui ne se justifie que quand se trouve en jeu pour un pays un intérêt à la fois essentiel, spécifique, et certain. Si la lutte contre le terrorisme est assurément un intérêt essentiel, il s'en faut de beaucoup qu'il soit certain ni spécifique.
Nous avons montré le caractère incertain du lien entre la lutte contre le terrorisme et la guerre civile d'Afghanistan.
Même si les Etats-Unis furent bien peu solidaires de la France au temps où celle-ci subissait de plein fouet le terrorisme tout aussi islamiste du FIS algérien, on veut bien admettre que par son ampleur, l'attentat du 11 septembre mérite notre solidarité, mais pas au point que l'intérêt de la France soit entièrement fondu dans un intérêt occidental unique.
Un pays n'est pas une entité abstraite perdue dans le champ de la mondialisation : il a une géographie et une histoire particulières qui déterminent ses intérêts propres ; même si ses frontières nationales ne sont pas pour le moment menacées, la France a des intérêts spécifiques, notamment en Afrique, qui ne sauraient être sacrifiés, comme on s'apprête à le faire, à des considérations de «stratégie globale.» Empêcher les milices Jandjaouies d'entrer au Tchad est peut-être plus important pour nous que fermer la route de Kaboul aux talibans.
Cette conception de la défense fut celle du général de Gaulle qui, lui, savait combien la guerre est une chose grave : c'est peut être pourquoi il termina deux guerres et n'en commença aucune ; il fut aussi, on l'ignore trop, à partir de 1962, plus avare d'expéditions outre-mer qu'aucun de ses successeurs.
La vertu qui gouverne cette conception est la prudence, laquelle ne signifie nullement une quelconque pusillanimité munichoise mais implique au contraire de savoir frapper fort quand il le faut, c'est à dire rarement.
Ces considérations permettront de juger aisément de la pertinence de l'engagement de la France en Afghanistan./.