Tribune de Gilles Dorronsoro, professeur de sciences politiques à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l’Afghanistan et du monde turc, parue dans Liberation.fr du 15 septembre 2008.
L’équation militaire est simple : les Occidentaux ont accru leur présence de 20 000 à plus de 70 000 hommes de 2001 à 2008, les pertes augmentent régulièrement, elles atteindront bientôt le millier (depuis 2001). Les bombardements ont augmenté en intensité en raison du nombre restreint de troupes au sol, ce qui entraîne des pertes civiles en nombre croissant. Ces incidents mettent également en évidence la faiblesse inquiétante du renseignement occidental. La majorité de la population, sans nécessairement soutenir les talibans, rejette maintenant la présence occidentale, qui rappelle à beaucoup l’occupation soviétique. Le gouvernement Karzaï, pourtant soutenu à bout de bras par les Etats-Unis, tente de sauver un semblant de crédibilité en protestant contre les opérations de la coalition. L’insécurité est telle que les talibans peuvent interdire la tenue des élections à venir (présidentielle, puis législatives) sur plus d’un tiers du territoire.
Pour la guérilla, la dynamique est encourageante : les talibans sont sortis de leurs zones initiales d’implantation au Sud et dans l’Est. Ils opèrent régulièrement à quelques dizaines de kilomètres de Kaboul, progressivement encerclée et bientôt vulnérable aux tirs de roquettes, et ils étendent leur influence au Nord. Leur niveau de professionnalisme est suffisant pour mettre en échec les meilleures troupes occidentales - les Britanniques qui ont combattu dans l’Helmand en savent quelque chose - et monter des opérations complexes comme l’attaque de la prison de Kandahar. Huit ans après la chute des talibans, l’armée afghane reste incapable de jouer un rôle significatif.
Face à ce désastre, les pays occidentaux réagissent, sans imagination, par une augmentation incrémentale de leurs forces, alors même que la présence occidentale est un facteur essentiel du développement de la guérilla. Cette stratégie est vouée à l’échec car les ressources occidentales sont trop limitées pour vaincre militairement : les pays européens accepteront probablement d’envoyer quelques milliers d’hommes supplémentaires (1), les Etats-Unis peuvent redéployer une partie des forces combattant en Irak, mais ces renforts peuvent, au mieux, contenir la poussée des talibans, avec pour conséquence mécanique des pertes croissantes, donc l’obligation politique (et financière) de réussir vite. Tout indique en effet que 150 000 hommes ne peuvent probablement pas changer durablement le rapport de force, et il est peu probable que les gouvernements occidentaux aillent au-delà, même si la logique actuelle laisse penser qu’on atteindra les 100 000 hommes (le même nombre que les troupes soviétiques). Les talibans sont bien organisés, motivés, recrutent sans difficulté et ont actuellement l’initiative stratégique, ce ne sont pas quelque dizaines de milliers d’hommes en plus qui changeront la donne. La comparaison avec l’Irak est un mirage car le succès (très relatif) des Etats-Unis est lié à une politique d’alliances (notamment avec des milices sunnites) dans une perspective de retrait qui transforme la donne politique, et non à une augmentation du nombre d’hommes.
Un des éléments qui interdit la victoire occidentale est le sanctuaire dont jouit la guérilla au Pakistan. Or, l’armée pakistanaise ne peut pas reprendre le contrôle de ces régions frontalières, sauf à déclencher une guerre civile, ce qui est un risque stratégique probablement plus important que la guerre d’Afghanistan. Les pressions sur le gouvernement pakistanais n’ont jamais donné de résultats et ce n’est pas avec le nouveau gouvernement à Islamabad que les choses changeront. Prenant acte de ce fait, les Etats-Unis ont multiplié les attaques sur le territoire pakistanais, ce qui a pour premier effet d’installer l’idée que les fondamentalistes sont les seuls à défendre l’intégrité territoriale du Pakistan. S’ils continuent dans cette voie, les Etats-Unis transformeront un sanctuaire en champ de bataille.
Si le constat est clair, et relativement consensuel, les stratégies alternatives proposées sont rarement satisfaisantes. Premièrement, l’idée de diviser les talibans n’a jamais fonctionné, les tentatives des Britanniques en ce sens ont été un échec et ont compliqué les relations avec le gouvernement afghan. Mollah Omar est un dirigeant charismatique et un arbitre incontestable, alors même que le mouvement est structuré par des réseaux religieux anciens et solides. Jusqu’à présent les tentatives des Occidentaux pour jouer la fragmentation se sont retournées contre eux. La recherche de «modérés» ouverts à la négociation, versus les «durs» liés à Al-Qaeda, repose sur une dose exagérée d’optimisme.
Deuxièmement, l’idée de recentrer l’action occidentale sur le développement arrive trop tard. On ne peut plus aujourd’hui penser «rallier les esprits» et opposer la population aux talibans par le biais de projets de développement. Les loyautés de la population sont largement déterminées par le contrôle militaire du territoire et non l’inverse, ce qui est conforme à toutes les expériences récentes de contre-insurrection. Troisièmement, la lutte contre la drogue pourrait en théorie porter un coup aux finances des talibans, mais irait surtout contre les intérêts des élites politiques Kaboul et des paysans cultivateurs. Rappelons qu’aucun programme d’éradication n’a été effectif depuis les années 1980, sauf celui des talibans qui, eux, contrôlaient le terrain. Enfin, la négociation avec les talibans, à laquelle j’étais favorable il y a quelques années, n’est plus actuellement envisageable pour deux raisons : le gouvernement à Kaboul est maintenant trop faible, l’ouverture de négociations serait un élément de déstabilisation pour le gouvernement Karzaï, d’autant que le premier point de négociation sera le départ des troupes occidentales. Au pire, dans un contexte qui voit le renforcement des puissances régionales au détriment du centre, les négociations peuvent amener une ouverture du jeu politique favorable aux talibans. Enfin, la présence d’Al-Qaeda n’est pas négociable pour les Occidentaux et rien n’indique qu’elle le soit pour les talibans, qui ont accepté de perdre le pouvoir en 2001 pour protéger Ben Laden.
En tenant compte des moyens disponibles, il faut une stratégie de rupture qui fixe clairement comme objectif, non pas la défaite militaire des talibans, ce qui est impossible avec les moyens raisonnablement mobilisables, mais un retrait des troupes occidentales sur une période de cinq à dix ans. Au lieu de continuer, de façon suicidaire, à augmenter le niveau de conflictualité, l’objectif doit être de diminuer celui-ci, ce qui passe par deux propositions. Dans un premier temps, il faut fixer immédiatement et publiquement le niveau actuel des troupes comme un plafond. Il faut ensuite se battre pour le contrôle de l’Afghanistan utile (les villes, les voies de communication) et ne plus chercher à occuper les régions périphériques, de toute façon incontrôlables. C’est cette diminution du périmètre d’intervention qui limitera le nombre de bavures et non une énième redéfinition des procédures internes à l’Otan. La moindre exposition aura deux avantages : moins de pertes (donc un gain de temps) et des ressources disponibles pour renforcer l’armée afghane, probablement l’échec majeur de l’Otan. Cette redistribution des forces occidentales peut permettre la transition vers une afghanisation de la guerre, que la stratégie actuelle rend impossible, et un gain de légitimité pour le gouvernement à Kaboul. Ce n’est qu’une fois le processus de retrait bien engagé que ce dernier pourra engager des pourparlers avec les talibans.
Une telle orientation suppose de s’exposer aux critiques («on ne cède pas aux terroristes») et d’aller contre les demandes de l’institution militaire américaine (toujours plus de troupes). Tristement, les Européens, en acceptant d’envoyer des troupes supplémentaires avant de négocier un changement de stratégie, se sont liés les mains, et les Etats-Unis restent les seuls à pouvoir infléchir la politique menée en Afghanistan. Reste à espérer que le prochain gouvernement américain comprendra que continuer la stratégie actuelle avec un peu plus d’hommes n’est plus que la certitude de repousser de quelques années une défaite majeure.
(1) Le Premier ministre conservateur du Canada, Stephen Harper, a confirmé, le10 septembre, que la mission militaire canadienne s’achèverait en2011.