Tribune de Paul Quilès et David Cayla dans Libération (5 mars 09). La part des salaires dans la valeur ajoutée a bien diminué et diminue encore au profit du capital, en France et ailleurs, même Alan Greenspan ou la Commision européenne en font le constat. Mais cette répartition "primaire" de la valeur ajoutée sous-estime cette diminution, car elle ne prend pas en compte l'intervention des administrations sur plus de la moitié du PIB (pour les retraites, notamment). Or pour financer ces dépenses, les cotisations des entreprises ont diminué. En 20 ans, l'augmentation des revenus salariaux a été inférieure à l'augmentation de la richesse créée en France, alors que les revenus des actionnaires ont été multipliés par quatre.
Dans Libération du 18 février, Grégoire Biseau sermonnait la gauche qui, selon lui, se serait «enlisée» dans un discours falsificateur sur le partage entre salaire et profit. S'appuyant sur les travaux de Thomas Piketty et de Denis Clerc, il affirmait que cette répartition serait stable depuis 1988 et proche de ce qu'elle était dans les années 60. Il fustigeait les hommes politiques qui évoquent la diminution relative des salaires par rapport aux revenus du capital et qui font preuve d'une « habile mauvaise foi politicienne ».
Nous ne partageons ni son analyse ni son jugement. Reprenons en effet ses deux critiques, en les confrontant à des données incontestables.
1. « Aucun économiste de gauche qui a un peu travaillé sur la question n'affirme le contraire ».
Cette affirmation légèrement polémique ne tient pas. Il suffit de lire par exemple les travaux de Michel Husson, qui répond point par point à l'analyse de Denis Clerc et qui montre que la part des salaires dans l'économie a diminué de 4,6 points entre 1968 et 2006. Husson n'est d'ailleurs pas le seul. La Commission européenne est arrivée au même constat dans un récent rapport[1]. Même Alan Greenspan s'en est publiquement inquiété dans une interview au Financial Time[2]. D’autres
études très sérieuses -trop nombreuses pour être toutes évoquées ici- montrent que, dans presque toutes les économies développées, la part des salaires dans la valeur ajoutée a diminué et diminue encore.
2. « Rien dans les statistiques » ne révèlerait un changement dans la répartition des richesses depuis 1988. C’est inexact : considérons des chiffres simples et non des reconstructions alambiquées, sur des bases plus ou moins idéologiques. Entre 1988 et 2007, la richesse par habitant a augmenté de 33% (statistique de l'INSEE, disponible sur Internet et facilement vérifiable). Pendant la même période, le pouvoir d'achat du salaire net moyen n'a augmenté que de 11,6%, alors que les revenus des actionnaires[3] ont augmenté de 332%. On ne voit pas comment cet écart pourrait s'expliquer dans le cadre d'un partage « stable ».
Il est regrettable que ce débat se soit focalisé sur le fameux concept de répartition de la valeur ajoutée. Il s'agit de ce que les économistes appellent la « répartition primaire », c'est à dire la répartition avant que les administrations interviennent et imposent de nouvelles règles de partage. Or, les administrations représentent plus de la moitié du PIB et leur action n'est pas neutre. C’est ainsi que, depuis 1988, le coût de la sécurité sociale a augmenté de 18,5% du PIB à 22%, ce qui s’explique par le fait que la France a vieilli et que les retraités sont plus nombreux. C'est le prix de notre modèle social, mais sur qui a pesé ce coût ? Pas sur les entreprises, dont l'effort en matière de cotisations sociales a diminué sur la même période. Si l’on appliquait aux entreprises d'aujourd'hui le taux de cotisations sociales de 1988, on dégagerait près de 20 milliards d'euros de ressources supplémentaires pour la sécurité sociale, de quoi combler largement le célèbre « trou de la sécu » !
Les salariés sont donc bien les grands perdants du partage des richesses en France, puisqu’au cours des 20 dernières années, l'augmentation des revenus salariaux a été inférieure à l'augmentation de la richesse créée, alors que les revenus des actionnaires ont été multipliés par quatre. De plus, la politique fiscale a protégé les entreprises en faisant peser sur les seuls ménages le coût du vieillissement de la population.
C'est tout à l'honneur de la gauche de dénoncer cette baisse des salaires dans le partage des richesses, de montrer que l’insuffisance de pouvoir d’achat des salaires est une des causes de la crise et de se battre pour plus de justice./.
1- Employment in Europe 2007, Chapter 5: The Labour Income Share in the European Union (site Internet de l'UE).
2- Guha K., « A global outlook », Financial Times, 16 septembre 2007.
3- Entre 1988 et 2007, les profits distribués aux sociétés non financières sont passés de 17,7 milliards d'euros à 76,6 milliards