Dans un entretien donné à la Gazette des Communes en date de novembre 2009, Laurent Fabius répond point par point au projet de recentralisation de Sarkozy.
Ne redoutez-vous pas les effets du discours de Nicolas Sarkozy contre la « folie fiscale des régions » ?
Nous voulons d'abord éviter la démagogie. Sur 100 euros d’impôts, le gouvernement en prélève 78, seuls 2 € vont aux régions. La dette de l’Etat est 100 fois plus élevée que celle des régions. L'augmentation moyenne de l'impôt régional a été de 3 € par habitant et par an dans les 5 années précédentes. Quelle est celle qui a le plus augmenté ? L’Alsace de 14,3 % en 2009, l’une des seules régions gouvernées par la majorité présidentielle. Voilà les faits. Ils ne plaident pas pour la thèse de M. Sarkozy, qui nous propose maintenant une "conférence des déficits". Elle est facile à organiser. Il suffit pour cela que monsieur Nicolas tienne conférence avec monsieur Sarkozy !
Toutes les collectivités publiques, bien sûr, doivent être gérées sérieusement. Mais, en s'en prenant aux élus locaux, le chef de l'Etat se livre à une opération que nous ne pouvons accepter. Il essaie de se défausser de ses résultats financiers sur les autres : sur l'augmentation de la dette, sur les assurés sociaux et sur les collectivités locales. Nous ne sommes ni des boucs émissaires ni des vaches à lait du pouvoir central. Les élus locaux font partie de notre identité nationale.
Les collectivités ont-elles pour autant vocation à se transformer en contre-pouvoirs ?
Elles sont élues démocratiquement, elles disposent de compétences, elles n’ont pas forcément vocation à s’aligner. La création de conseillers territoriaux ne faisait partie ni du programme présidentiel, ni du programme législatif de l’UMP. Les modalités de remplacement de la taxe professionnelle non plus. Le peuple français ne les a pas expressément approuvées. Voilà pourquoi elles doivent être discutées par le Parlement, corrigées et, si le chef de l'Etat veut ne rien entendre, un référendum serait légitime car le sujet touche nos services publics locaux. L’article 11 de la Constitution a été révisé l’année dernière de manière que soit possible un référendum d’initiative populaire. Nous attendons toujours la loi d'application qui permettrait à ce dispositif d’entrer dans les faits…
Les élus locaux n’ont-ils pas aussi leur responsabilité dans ces tensions ?
Non. Ce sont des femmes et des hommes mesurés, qui savent de quoi ils parlent. L’immense majorité font preuve d’un dévouement admirable, ne courent ni après les honneurs ni après l'argent et sont au service de la collectivité. Si les élus n’avaient pas été physiquement là au moment des émeutes de novembre 2005, tout pouvait arriver. Vers qui se tourne la population dès qu'il y a un problème ? Les élus, le maire ! Aujourd’hui, ils veulent contribuer le mieux possible au développement de leur collectivités et au redressement du pays. Mais devant l'étouffement financier qui menace, ils disent leur inquiétude et leur désaccord. Le gouvernement se retrouve face à une lame de fond des collectivités de toutes tailles, qui dépasse largement le cadre du parti socialiste… Chacun considère en particulier qu’il faudrait inverser le calendrier, c'est-à-dire examiner les compétences des collectivités avant leurs ressources.
Comment avez-vous jugé le discours du premier ministre devant le congrès des maires, le 17 novembre ?
Ce n'était pas facile. Au moins a-t-il eu le courage de ne pas prétexter un voyage à l'étranger. Il est entré dans l’hostilité, il est sorti dans l’indifférence. Il a donc opéré une certaine progression.
Les associations d’élus poursuivent-elles toujours un objectif de rassemblement ? Nicolas Sarkozy juge qu’ « un mouvement sectaire et politicien brise le consensus » en leur sein…
Jugement simpliste. Le président de l’Assemblée des départements de France (ADF), le président de l’Association des régions de France (ARF), les autres dirigeants d'associations représentent leurs mandants. D'ailleurs, la résolution finale, unanime, du Congrès des maires, précise que les projets de loi gouvernementaux "ne sont pas acceptables" en l'état. La vérité, c’est que le Président ne veut pas voir une seule tête dépasser. Il est recentralisateur, ce qui est tout sauf moderne. Sa vision est, de plus, marquée par son expérience de Neuilly-sur-Seine et des Hauts-de-Seine, collectivités les plus riches de France, mais qui ne constituent pas la règle commune.
En quoi les projets de Nicolas Sarkozy sont-ils si centralisateur à vos yeux ? Après tout, il ne propose aucun transfert des collectivités vers l’Etat…
En dernier ressort, ce sont les préfets qui vont décider en matière d’intercommunalité. De même, si les dispositions sur la suppression de la clause de compétence générale des départements et des régions sont maintenues, elles porteront un coup d’arrêt grave aux associations sportives et culturelles. Ces structures précieuses perdront une grande part de leur soutien financier.
Quelle strate est, selon vous, dans le viseur de l’exécutif ?
M. Balladur souhaitait une "évaporation" des départements et des communes. M. Sarkozy n’a pas osé, mais il veut recentraliser, transférer les charges financières sur les ménages et créer cette créature mi-chair mi-poisson qu'est le conseiller territorial.
Pourquoi est-il si incohérent de rapprocher à l’avenir le département et la région ?
A l’exception de trois petits Etat, tous les pays de l’Union européenne comptent, comme nous, trois degrés principaux d’administration locale. En France 90 % des compétences ne sont pas les mêmes entre les régions et les départements. Qu'on favorise une meilleure coopération, qu'on désigne une collectivité chef de file, oui. Mais confondre deux instances qui n'ont ni la même aire géographique, ni les mêmes compétences, c'est une fausse bonne idée. On nous parle d'économies. Dans la meilleure hypothèse, l’économie dégagée par les conseillers territoriaux serait de 1 pour 1000 des dépenses de fonctionnement des départements et régions.
Pourquoi estimez-vous le dispositif des conseillers territoriaux inconstitutionnel ?
Le 15 octobre, l’assemblée générale du conseil d’Etat, par un avis que le gouvernement a refusé de publier, a indiqué que le projet ne présentait pas "l’intelligibilité nécessaire" et portait atteinte au principe d’égalité des candidats et des électeurs. Il a écarté le mode de scrutin des conseillers territoriaux et les dispositions qui prévoyaient le rétrécissement des mandats des conseillers généraux et régionaux ainsi que la concomitance des élections. Ce mécanisme brutal et à un seul tour permet d'être élu sans avoir la majorité. Il est contraire à la parité. Il éloigne l'élu de l'électeur. Il s'accompagne d'un redécoupage de tous les cantons. Nous avons réalisé des projections électorales. Dans 5 à 10 % des cas, les résultats des cantonales de 2008 auraient été purement et simplement inversés. Et dans 90 % des cas, cela aurait été en faveur de l’UMP. C'est une procédure manipulatoire.
Quelle solution alternative préconisez-vous pour l’élection des conseillers généraux ?
Si on veut absolument changer le modèle de scrutin, il faut s'inspirer du mode de scrutin municipal et régional, ce qui permet de représenter la diversité des mouvements de pensée et d’assurer des majorités.
Comment justifiez-vous les nombreuses créations d’emplois publics locaux ?
Pour l'essentiel, elles sont dues aux transferts de compétence de l’Etat et au développement des services concrets qu'assurent les collectivités. Mais pour M. Sarkozy, on a le sentiment que l'emploi public c’est le crime suprême. Personne ne veut recréer des ateliers nationaux. La vérité c’est qu'on nous tient un discours parfois schizophrène : dans le même temps, on vante le modèle social français face à la crise mais on récuse une de ses composantes majeures.
Comment analysez-vous la position des cadres territoriaux ?
Beaucoup sont aujourd’hui inquiets. Comme l'ensemble des personnels, ils sont de grande qualité, ils adorent leur métier. Des hauts fonctionnaires qui, il y a 10 ans ou 20 ans, auraient travaillé pour l’Etat, rejoignent les collectivités. Je m’en réjouis en tant qu’élu local mais cela m'inquiète également. Je crois à la nécessité d'un Etat fort.
La révision générale des politiques publiques de l’Etat va-t-elle dans le bon sens ?
Qu'il faille évaluer les politiques publiques et remettre certaines en cause, pourquoi pas ? Mais ce ne doit pas être un démantèlement. Et puis le gouvernement manque de cohérence : il prétend obtenir 6 à 7 milliards en 5 ans à ce titre, mais "gaspille" la même somme en 2 ans de baisse inefficace de la TVA sur les restaurateurs !
Les réformes en cours ne permettent-elles pas de simplifier notre architecture territoriale ?
Sauf les "pays", elles ajoutent trois étages (la métropole, le pôle métropolitain et la commune nouvelle). Quant à la simplification, j'ai une certaine expérience des lois de finances, mais jamais je n’ai vu un article comme l’article 2 de la présente loi de finances qui fait à lui seul plus de 150 pages !
Etes-vous d’accord, à tout le moins, avec le principe de suppression de la taxe professionnelle qualifiée d’ « imbécile » par François Mitterrand ?
M. Fillon a expliqué au Congrès des Maires que le centre du monde s’est déplacé de l’Europe vers l’Asie et que ce basculement entraîne des problèmes industriels de compétitivité massifs. Très bien ! Mais partir de ces prémisses cosmiques pour arriver à la conclusion que si l’article 2 de la loi de finances est adopté, le problème sera résolu… j’aimerais que ce soit vrai. D'autre part, tout dépend, bien sûr, des modalités de remplacement. Personne de sérieux ne croit à la durée des compensations par l'Etat. Les services publics locaux risquent de trinquer.
Mais n’est-ce pas vous qui avez signé la mort de la TP avec la suppression de la part salaires ?
Nous avons fait, D. Strauss-Kahn et moi, ce que nous pensions devoir faire à l’époque, pour éviter de pénaliser l'emploi et dans une situation économique et budgétaire beaucoup mieux maîtrisée. Aujourd’hui, avec le texte du Gouvernement, est posée la question de qui va financer la différence. La réponse est « les ménages », directement ou indirectement. En 2010, il reste à trouver un peu moins de 12 milliards et les années suivantes, un peu moins de 6. Le gouvernement promet des dotations. Elles proviennent du budget de l’Etat. La profondeur du déficit d'Etat fait craindre que la variable d'ajustement soit celle-là.
Le gouvernement transfère également de nouveaux impôts. La création d’un Impôt forfaitaire sur les entreprises de réseaux (Ifer) ne vous semble pas une voie intéressante ?
Ce nouvel impôt risque d'être payé par les usagers… les entreprises concernées le répercuteront dans leurs tarifs. Rien ne se perd, rien ne se crée.
Craignez-vous que, pour la répartition entre niveaux de collectivités, les sénateurs ne coupent l’herbe sous le pied des régions ?
Il faut l'éviter. Car, avec cette "réforme", qui est plutôt une régression territoriale, c’est l’ensemble des collectivités qui risque d’être mis à mal par une démarche rétrograde. La décentralisation a permis une meilleure gestion de pans importants de l’action publique, ce serait une erreur de revenir en arrière.
Seriez-vous favorable à des régions fortes sur le modèle espagnol ?
Je crois aux régions, et on peut leur confier de nouveaux pouvoirs. Mais, dans une société qui reste fragile et où la solidarité doit être renforcée, nous avons besoin d’un Etat respecté, doté de moyens solides. Un Etat peut être à la fois fort et souple.
1 GAZETTE DES COMMUNES
Laurent FABIUS
Novembre 2009
Propos recueillis par Sylvie Fagnart, Jean-Baptiste Forray et Alain Piffaretti