Entretien avec Michel Dreyfus, historien et directeur de recherche au CNRS-université Paris-I, sur une question au centre des luttes du mouvement ouvrier.
Réalisé par Mehdi Fikri, l'Humanité.fr du 7 Janvier 2007
Quel est le point de départ historique de la réduction du temps de travail ?
Michel Dreyfus. Il faut séparer les premières mesures législatives des avancées réelles. L’idée d’imposer des limites restrictives au temps de travail est présente dès le XIXe siècle. Elle ne concerne alors que les populations les plus fragiles, les femmes et les enfants, qui enduraient des cadences de travail pouvant atteindre 12 à 16 heures par jour. Mais les deux premières lois, votées en 1841 et 1874, sont restées lettre morte. Car, en l’absence de contrôle, personne ne les appliquait. Il faut d’ailleurs rappeler, pour mémoire, que le premier corps d’inspecteurs du travail, aux moyens notoirement insuffisants, ne date que de 1892 et que le premier ministère du Travail est apparu en 1906. Avant ces dates, ils n’y avait pas de contrôles.
À partir de quand devient-elle une revendication syndicale ?
Au tournant du XXe siècle. En 1906, la CGT organise sa première campagne nationale, sur les revendications d’une journée de 8 heures et d’une semaine de 48 heures. C’est un mouvement de grève fondateur, qui permet alors à la CGT d’exister. Mais malgré une mobilisation importante, la revendication est repoussée. Elle gagne néanmoins en popularité chez les travailleurs. En 1919, le gouvernement finit par voter la loi pour désamorcer les grèves qui ont marqué la fin de la Première Guerre mondiale. Là encore, il restait à la faire appliquer. Mais les organisations syndicales pouvaient à présent s’appuyer sur une loi qui s’applique à tous. Vient ensuite le Front populaire et ses avancées emblématiques : les conventions collectives, les congés payés et la semaine de 40 heures.
Quels sont les enjeux, passés et présents, de la RTT ?
À l’origine, c’est une question civilisationnelle. À partir de la fin du XIXe siècle, les gens cessent de mourir de faim en Europe. La question de l’accès aux loisirs, l’épanouissement personnel et la préservation de la santé des salariés commencent alors à s’imposer. C’est l’idée, qui n’avait alors rien d’évidente, qu’un homme ne doit pas passer sa vie au travail. Économiquement, le patronat y trouvait aussi son compte. La révolution industrielle ayant fait grimper en flèche la productivité horaire des employés, un chef d’entreprise avait alors tout intérêt à préserver sa main-d’oeuvre pour qu’elle reconstitue au mieux sa force de travail. Dans le courant du XXe siècle, l’enjeu majeur s’est déplacé. D’une préoccupation de santé, on est passé à un combat politique, qui tient à l’engagement de l’État dans la politique de l’emploi. À présent, la réduction du temps de travail est donc considérée comme un levier pour faire baisser le chômage. Mais, devant les violentes critiques contre la loi sur les 35 heures promulguées par le gouvernement Jospin, certains défenseurs de la RTT ont préféré abandonner la question de la baisse du chômage pour se recentrer sur les revendications d’origine : limitation du stress, amélioration du bien-être, etc. Quoi qu’il en soit, la réduction du temps de travail est un arc historique qui a commencé il y a plus de 150 ans et la logique voudrait qu’elle se poursuive.
Mais sa légitimité intellectuelle est encore contestée : pendant la campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy a parlé du « choix historiquement stupide » du gouvernement Jospin…
En 1937-1938, la droite avait remis en cause la semaine de 40 heures dès la fin du Front populaire… avant de faire machine arrière. Aujourd’hui, le gouvernement est totalement décomplexé sur la question. Il s’attelle à déconstruire le droit du travail français, avec délectation et allégresse. C’est très inquiétant.