Pour le secrétaire général de la CGT, le débat politique doit éclairer sur la manière dont le citoyen reprend la main sur son avenir.
Entretien réalisé par Paule Masson dans l'Humanité du 26 02 2007.
Depuis 2002, la CGT alerte régulièrement sur la montée de l’insécurité sociale. Les urgences sociales vous semblent-elles prises en compte dans la campagne électorale ?
Bernard Thibault. À la présidentielle de 2002, nous avions dit que la première des insécurités était l’insécurité sociale. Beaucoup d’électeurs avaient choisi leur vote à partir de là. Cette analyse demeure du fait des politiques conduites ces dernières années. Les mobilisations syndicales, comme les consultations politiques, ont montré que les questions sociales demeurent centrales. La réforme des retraites en 2003 a eu des conséquences sur les élections régionales de 2004 où la gauche l’a emporté. L’absence d’ambition sociale dans le traité constitutionnel européen explique pour une large part le non majoritaire en 2005. Dominique de Villepin s’est heurté à la mobilisation en voulant imposer le contrat première embauche. Aujourd’hui, les électeurs attendent des candidats des réponses sur l’emploi, le pouvoir d’achat, l’avenir des retraites, des services publics... Certains experts considèrent que cela n’est pas très politique. Ils se trompent. Trop longtemps, la politique est apparue comme indifférente ou inopérante sur les préoccupations sociales. Les électeurs sont là pour rappeler que l’essentiel du débat politique doit porter sur la place que l’on donne aux femmes et aux hommes dans la société.
Il est souvent reproché à la politique d’être impuissante face au pouvoir économique ?
Bernard Thibault. C’est une question centrale. François Fillon, conseiller de Nicolas Sarkozy, affirme que « moins le politique s’occupe de ce qui se passe dans les entreprises, mieux c’est ». Je pense exactement le contraire. Il ne faut pas laisser le monde des affaires décider des affaires du monde. Si l’on admet que l’économie, c’est-à-dire la production de richesses et la manière de les répartir, est réservée aux actionnaires et aux PDG, alors il n’y a plus qu’à sélectionner les candidats aux élections au sein du MEDEF ! Le débat politique doit éclairer sur la manière dont chacun conçoit de réhabiliter la place du citoyen, pour avoir prise sur son avenir. Cet enjeu n’est pas encore assez présent dans le débat électoral. Les entreprises du CAC 40 annoncent des résultats financiers extraordinaires. Les dividendes distribués aux actionnaires représentent plus de 30 milliards d’euros. C’est 23 % de plus que l’année précédente, l’équivalent de certains programmes présidentiels pour cinq ans ! Il n’existe pas une seule entreprise où les salariés ont de telles augmentations, et certainement pas dans les filiales ou chez les sous-traitants de ces groupes. Il faut porter ces éléments à la connaissance de tous dans une période où beaucoup s’interrogent sur les marges possibles pour créer de l’emploi, réduire la précarité du travail, l’exclusion, le chômage.
Quelles mesures immédiates seraient susceptibles de montrer que la politique peut reprendre du pouvoir sur les actionnaires ?
Bernard Thibault. Toutes celles qui viseront à considérer les femmes et les hommes prioritaires sur la rentabilité financière, dans l’entreprise comme dans les politiques publiques ; la rémunération du travail prioritaire sur celle du capital. L’approche politique doit être française et européenne.
La théorie selon laquelle c’est par la précarité, l’instabilité et les bas salaires que l’on va un jour sortir du tunnel, est tout simplement révoquée par l’expérience. Il y a urgence en plusieurs domaines. D’abord, en ce qui concerne le pouvoir d’achat, il faut le SMIC à 1 500 euros tout de suite avec répercussion sur les grilles de salaire, les retraites. L’insécurité sociale, c’est aussi par la précarité dans l’emploi. Il faut donc d’urgence repenser les droits des salariés pour qu’ils ne soient plus
les premières variables d’ajustement dans la gestion des entreprises. Plusieurs candidats reprennent notre revendication de « sécurité sociale professionnelle ». On marque des points. Mais je ne suis pas sûr que l’on mette tous les mêmes contenus dans cet objectif. Nous préciserons les choses cette semaine. La CGT propose qu’un ensemble de droits soient garantis au salarié indépendamment du poste occupé, de loù il travaille.
Est-ce possible de contraindre les entreprises à s’engager dans cette voie ?
Bernard Thibault. L’opposition du MEDEF à cette idée est très forte, car il s’agit de rendre les entreprises coresponsables des conditions sociales faites aux salariés. Mme Parisot vient d’écrire : « L’entreprise, c’est une association pour le profit, c’est sa nature, c’est son but. » C’est clair, il ne faut pas croire au père Noël et il faut se mobiliser pour y arriver.
Les responsables politiques ont la responsabilité d’oeuvrer pour que la citoyenneté ne s’arrête pas à la porte des entreprises. Les salariés doivent avoir de nouveaux droits. Aujourd’hui, on ne reconnaît pas aux salariés le droit, par exemple, d’intervenir sur les productions en vue de favoriser un développement durable. Ils n’ont pas non plus de réels droits pour modifier les stratégies d’entreprise. Les exemples sont pourtant nombreux où l’expertise d’ouvriers, si elle était entendue, éviterait des catastrophes économiques et sociales. Il faut réussir à faire reconnaître que la condition du salarié est une valeur plus importante que le taux de rentabilité financière qu’exigent les actionnaires.
Laurence Parisot, présidente du MEDEF, a remis en cause la semaine dernière le rôle du délégué syndical. Craignez-vous des reculs sur l’exercice du droit syndical ?
Bernard Thibault. Nous sommes très attentifs aux déclarations des uns et des autres.
Il est un fait que nous constatons une offensive d’ampleur contre le fait syndical. Cela vient du MEDEF, de candidats à l’élection, c’est donc sérieux. J’y vois, d’une part, une tentative de contrer l’aspiration pour plus de démocratie dans les règles de négociation et de représentation syndicale et, d’autre part, une nouvelle démarche politique.
Nicolas Sarkozy affirme son intention de s’attaquer au droit de grève dès son élection et son souhait de voir davantage de délégués du personnel non syndiqués. Il sait que, depuis 1995, la droite a fait plusieurs fois la douloureuse expérience de grands mouvements sociaux contre sa politique. Il change la stratégie, c’est « je cogne d’abord et je discute après avec les syndicats que je choisis ». Nous ne sommes plus dans le débat d’orientation politique ; c’est dans les dictatures que le droit de grève et les syndicalistes sont des cibles.
Il s’agit là des libertés fondamentales de la Constitution française.
Les syndicats, justement, se font entendre dans cette campagne électorale. Les salariés aussi par des mobilisations dans les secteurs public et privé sur les salaires...
Bernard Thibault. C’est vrai que le débat électoral se déroule dans un climat revendicatif, et c’est bien ainsi. Ne nous mettons pas en posture d’attente au motif qu’il y a des élections à l’horizon. Les salariés ont conscience qu’il ne suffit pas que le candidat de leur choix l’emporte pour que les problèmes soient résolus. Les élections sont un sujet de conversation quotidien, il y a un réel intérêt, il n’est pas contradictoire avec la recherche de réponses aux revendications immédiates. L’augmentation des salaires se gagne aussi dans l’entreprise. Les questions liées à l’emploi, aux conditions de travail se négocient avec l’employeur... Nous continuons notre boulot d’organisation syndicale. La CGT vient de réaliser 6 747 adhésions, plus du double qu’au rythme habituel. Nous allons relancer une nouvelle campagne en avril. Il faut conjuguer l’exercice de son droit citoyen en votant et être plus nombreux dans les syndicats pour porter les revendications.
Et allez-vous tout de même prendre des initiatives particulières dans la campagne électorale ?
Bernard Thibault. Oui, la Commission exécutive confédérale, le 1er mars, exprimera l’opinion de la CGT. Nous la ferons connaître par un matériel tiré à 1,5 million d’exemplaires qui reprendra des axes de réformes que nous estimons essentiels. Notre priorité est de nous adresser aux salariés. Si les candidats veulent nous voir, nous examinerons. Nous allons aussi argumenter sur l’extrême droite. Il est indispensable de redire un certain nombre de choses. Il n’est pas normal de constater la banalisation des thèses du Front national dans le discours politique. En période de crise sociale, le risque existe que le désenchantement politique pousse à s’en remettre à des idées éculées, à la recherche de boucs émissaires. Les syndicalistes, en Europe, ont toujours fait l’expérience que l’extrême droite conduit à une impasse. Le Pen est pour la mort des 35 heures et pour la retraite à 65 ans.