Présidentielle . Les jeunes d’Argenteuil que le ministre candidat avait traités de « racailles » se sont massivement inscrits pour voter contre celui qui les a humiliés en octobre 2005.
de Mina Kaci, L’humanité du 17 février 2007de Mina Kaci, L’humanité du 17 février 2007
Lancinante, la blessure s’est rouverte à l’annonce du retour de Nicolas Sarkozy sur la dalle du Val d’Argent, à Argenteuil, dans le Val-d’Oise. Durant tout le week-end dernier, on a guetté le moindre signe confirmant son arrivée. Ici, le mot « racaille » continue de résonner dans une population qui s’est sentie humiliée par un ministre d’État. On se souvient encore et toujours de Nicolas Sarkozy escorté de CRS, « au moins une vingtaine de cars », déboulant, le 25 octobre 2005, « à 22 heures », sur la dalle, le coeur bétonné d’un quartier de plus de 13 800 habitants. Les jeunes semblent particulièrement offensés, écorchés vifs par cet épisode, survenu quelques mois après celui du « Karcher », aux 4000 de La Courneuve. Deux jours plus tard, la mort de Zyed et Bouna, électrocutés dans un transformateur, à Clichy-sous-Bois, embrasait les banlieues populaires.
« on attend des excuses de lui »
« Revient-il pour nous narguer, nous monter les nerfs et raconter ensuite que nous ne sommes décidément pas fréquentables ? » s’interrogent Yakout et ses camarades de lycée, Shainèze et Kenza. Pourquoi cette réapparition ? Question sans cesse posée. « On attend de lui des excuses, rien d’autre », s’emballe Joe, vingt-sept ans, agent de sécurité. « Je ne sais quelle attitude adopter en face de lui : si je cogne, il en profitera pour dire qu’il avait raison de nous traiter de racaille ; si je discute tranquillement avec lui, il dira qu’il a été bien reçu et donc qu’on le soutient. Nous sommes perdants d’une manière ou d’une autre », soupire Khader. Il sautille sur place, luttant contre le vent qui balaie perpétuellement la dalle. Khader passe l’essentiel de son week-end dehors, avec ses copains, scotchés à un banc en béton : « Après les devoirs, on s’y retrouve, on parle de tout et de rien, on ne s’ennuie pas », affirme-t-il.
les médias sont de retour
Mais aujourd’hui, sur la dalle d’Argenteuil, les conversations tournent autour de Nicolas Sarkozy, d’autant que les médias sont, eux aussi, de retour. Le ton monte parmi un groupe de jeunes. Chacun veut expliquer sa colère envers un ministre « provocateur, qui est venu, l’an dernier, en pleine nuit, pour créer un climat ». Chacun veut informer les journalistes qu’« il a envoyé ses hommes ici pour voir comment on allait l’accueillir cette fois-ci » (lire ci-contre le reportage sur BBR). « Il nous a "traités", humiliés, parce qu’il pensait qu’on resterait d’éternels abstentionnistes. Malheureusement pour lui, on est maintenant très nombreux à avoir notre carte d’électeur », se réjouit Ben. À Argenteuil, le nombre de personnes inscrites pour la première fois sur les listes électorales s’élève à 3 372, soit 50 % des 7 740 nouveaux inscrits sur la commune. La majorité d’entre eux résident dans les cités populaires. Un nouveau comportement politique ?
Personne n’a jamais vraiment mesuré l’ampleur de la catastrophe sociale dans ce quartier relégué à la périphérie de la ville. Le Val d’Argent nord abrite 35 % de jeunes de moins de vingt ans. Le taux de chômage atteint 23 %. Mais les chiffres (lire les repères ci-dessous) ne peuvent rendre compte des dégâts dans les têtes. Ici, on ne rêve pas. Mohamed, dix-neuf ans, aspire à devenir « chauffeur de taxi », lui qui a un bac pro. « Quand je vois toutes les difficultés pour qu’un employeur accepte de me recevoir pour un stage en alternance, je me dis qu’il ne faut même pas voir plus loin », explique-t-il. Marie-France, trente-sept ans, employée : « Nos enfants ne seront jamais des cadres... » Ce samedi-là, cette belle maman noire de deux petites filles s’est teint les cheveux à la Cissé « pour accueillir Sarkozy avec mon look de racaille », tient-elle à préciser.
« un plan Marshall pour les cités »
Les jeunes ne sont pas les seuls à s’insurger contre l’insulte d’un membre du gouvernement. La révolte est ici plus palpable qu’aux 4000 de La Courneuve. « On nous fait devenir des racailles. Regardez mes vêtements, je les achète au noir, comment faire autrement alors que 40 % de mes 1 095 euros par mois passent dans le loyer ? » confie Marie-France, de retour du Leader Price. L’enseigne écrase le paysage. On ne remarque qu’elle sur la dalle où d’autres commerces tentent la concurrence. Les boutiques halal ou d’alimentation exotique, du Maghreb et d’Afrique noire, rappellent la ghettoïsation d’une population héritière de l’immigration et socialement défavorisée. « On ne va quand même pas leur ouvrir un Fauchon ! » aurait répondu la municipalité à des interrogations sur l’installation de Leader Price.
La stigmatisation de la droite comme le renoncement de la gauche rencontrent un vide d’identité dans cette population. Oubliée, exclue de la République, ne sachant plus exactement qui elle est, voilà qu’un ministre arrive et lui octroie un statut : « racaille ». L’impact de l’insulte a pris une dimension terrible dans ce contexte de désastre social et de quête identitaire. « Il faut déclencher un plan Marshall pour les quartiers populaires, estime Mouloud Bousselat, le secrétaire de la section du PCF d. Il faut les décréter cause nationale et y mettre tous les moyens. » Le responsable communiste ne se voile pas la face, il relève « la profonde défiance des jeunes vis-à-vis des politiques, y compris de gauche. Il est très difficile pour les militants de la surmonter. » Même analyse du côté du PS. Billal Mokono, jeune socialiste, reconnaît que « les partis de gauche ont déserté ces cités et les habitants se sont à leur tour désintéressés de la politique ».
« j’ai compris le poids d’un bulletin »
Week-end électrique sur la dalle truffée de policiers, de membres des RG et d’agents de la brigade anticriminalité (BAC) en civil, plus les envoyés spéciaux d’une dizaine de médias dans l’attente de l’événement. Les forces de gauche et d’extrême gauche, comme les jeunes, ont instauré une sorte de veille citoyenne pour que le ministre des coups de poings médiatiques ne puisse réitérer ses provocations. Viendra, viendra pas ? Pour l’heure, pas l’ombre de Nicolas Sarkozy sur la dalle. La peur, peut-être, de voir sa nouvelle image (« j’ai changé ») voler en éclats.
Mais le candidat de l’UMP veut mordre sur l’électorat populaire. Il s’affiche avec les ouvriers et doit aussi montrer une image de son dialogue avec ces jeunes « racailles » devenues des électeurs. Car il y a une nouvelle donne, et le ministre de l’Intérieur le sait mieux que quiconque : « Sarkozy a rendu un grand service à la République. Il nous a ouvert les yeux. Grâce à lui, on va aller voter... contre lui », ironise Samir, inscrit pour la première fois sur les listes électorales. « Avant, je ne pensais pas que le vote servait à quelque chose. J’ai enfin compris le poids d’un bulletin », ajoute-t-il, les yeux tout d’un coup emplis d’espoir.