Publié dans Libe.fr du O7 février 2007, par Marie-Hélène Bacqué sociologue, professeure à l'université d'Evry, chercheuse au CRH-Louest et Jean-Pierre Lévy géographe, directeur de recherches au CNRS et au CRH-Louest.
Cent mille personnes sont sans domicile fixe, près d'un million sont privées de domicile personnel, trois millions vivent dans des conditions de logements difficiles. Sous la pression des associations et du mouvement Don Quichotte, l'Etat semble enfin avoir pris la mesure de cette situation alarmante. L'annonce de la mise en place d'un Droit au logement opposable et d'une intensification de la construction de logements sociaux fait consensus. Pourtant, pour vertueuses que soient les intentions, on sait déjà qu'elles seront loin de permettre l'accès au logement des ménages précarisés. Aux mêmes causes les mêmes effets, le débat a de forte chance d'être posé dans les mêmes termes l'hiver prochain.
Depuis 2000 on construit chaque année en France de 300 000 à 400 000 logements. Ces chiffres sont néanmoins dérisoires au regard de l'offre réellement disponible. Ce sont en fait plus de 2,5 millions de logements qui sont «mis» sur le marché chaque année. La construction neuve ne représente qu'une infime partie de cette offre, les trois quarts étant dus aux libérations des logements suite à un déménagement. L'équation du mal logement semble donc moins relever d'une «crise immobilière» et de construction neuve, que d'une question de distribution, de répartition des logements disponibles, de blocages et de discriminations dans les attributions.
La crise du logement des années 50 avait été traitée à coup de constructions massives, avec des résultats : une amélioration constante du parc immobilier et, surtout, un logement décent et abordable pour l'immense majorité de la population. Mais avec les contre effets que l'on sait : des zones devenues le symbole de l'exclusion sociale.
Ce double héritage a complexifié la question du logement. L'accès au parc social est en partie bloqué par une sédentarisation des ménages les plus pauvres. Il reste également majoritairement concentré dans des secteurs mal équipés et mal desservis. Par ailleurs, les modes d'intervention et les responsabilités politiques ont été transformés avec la décentralisation : à l'Etat le soin de définir les budgets et la programmation nationale de l'offre ; aux collectivités locales celui d'agir sur sa géographie. De ce fait, les politiques locales ou nationales oscillent en permanence entre le choix de privilégier des logiques spatiales ou des logiques d'offre.
La récurrence des crises hivernales illustre l'inefficacité des politiques du logement menées depuis vingt ans. L'accession à la propriété a assumé près des trois quarts de l'augmentation des résidences principales, contribuant à réduire les choix résidentiels des locataires, surtout s'ils n'ont pu emménager dans le parc social. Les tensions sur le marché du locatif s'exacerbent provoquant une hausse sensible et rapide des prix des loyers, dans le privé comme dans le secteur social.
Ces mécanismes participent d'une fragilisation accentuée des ménages et de la remise en cause des garanties qu'apportait jusqu'alors la société salariale. Le problème va bien au-delà des exclus du marché du travail et concerne peu ou prou l'ensemble des ménages ne pouvant accéder à la propriété. Car les bailleurs, inquiets par le développement de la précarisation et confortés par la pression immobilière, se trouvent aujourd'hui en position d'exiger des garanties d'autant plus contraignantes que le logement sera cher. Pour la grande majorité de la population active, il devient aujourd'hui difficile de louer un logement si l'on ne dispose pas de réseaux sociaux ou familiaux stables. Sans emploi, et d'autant plus si on a un faciès coloré, cela devient une mission impossible.
Dans ce contexte, une relance de la location s'avère nécessaire pour détendre le marché, mais elle est loin d'être suffisante. Si les constructions et les déménagements peuvent produire une offre de logements accessible à la grande majorité des ménages, la nature discriminatoire des modes d'accès exclut les ménages aux faibles revenus ou ceux ne pouvant répondre aux garanties de plus en plus contraignantes exigées par les bailleurs. Face au développement de la précarité et de la flexibilité, il ne sera donc pas possible de résoudre la question du mal logement sans s'attaquer frontalement aux discriminations sociales, économiques et ethniques qui bloquent l'accès au parc immobilier.
C'est tout le sens de notre proposition. Pour lutter contre les discriminations et créer les conditions d'un accès généralisé au parc immobilier «de droit commun», nous préconisons la mise en place d'un système dans lequel tout logement, construit ou libéré, est considéré comme un logement social potentiel, où le choix résidentiel est érigé en norme commune et partagée. Ce système repose sur la création d'un contrat de confiance renouvelé offrant des garanties conjointes aux locataires et aux propriétaires, bailleurs sociaux ou privés. Le moyen le plus efficace pour le mettre en place serait, nous semble-t-il, que la totalité du loyer d'un ménage aidé, quel que soit le logement occupé et sa localisation, soit pris en charge par l'Etat, le locataire étant redevable de sa quote-part (loyer déduit des aides) au Trésor public. Le locataire aurait ainsi un toit garanti et le propriétaire un loyer assuré.
Un tel système appelle évidemment des mesures complémentaires de contrôle de l'augmentation des prix des loyers et du foncier, et nécessite de rendre prioritaires les ménages aidés dans toute attribution de logement. En soi, les garanties offertes par sa mise en place devraient logiquement aboutir à accroître la mobilité des locataires aidés, moins contraints dans leurs choix résidentiels, à une mise en location plus intensive de biens par des propriétaires rassurés, à une action plus active de la promotion privée y compris dans les secteurs les plus dégradés. Bref, on en attend une augmentation suffisamment sensible de l'offre locative pour faire déjà baisser le coût des loyers dans un marché devenu plus «fluide».
La question du mal logement pourrait y trouver une réponse, car moins cloisonnée et dépendante de création d'offre adaptée à telle ou telle catégorie de population le plus souvent stigmatisée. Le problème du logement serait ainsi posé en des termes larges. Le droit au logement opposable prendrait tout son sens sans être cantonné au non-accès à un secteur très particulier du parc immobilier.
Auteurs notamment de l'article : «Pour un droit à l'existence des quartiers populaires» dans l'ouvrage l'Autre Campagne : 80 propositions à débattre d'urgence, sous la direction de Georges Debrégeas et Thomas Lacoste, Paris, la Découverte, 2007.