Paru dans Le Monde du 6 mars 2007. Après avoir été au cœur de l'actualité cet été, lors de l'installation dans un gymnase de Cachan (Val-de-Marne) de familles évacuées d'un squat de cette ville de la banlieue sud de Paris, les sans-papiers ont repris le chemin de l'ombre et du silence. Une nouvelle initiative, organisée conjointement par un collectif de cinéastes et le Réseau Education sans frontières (RESF), vise à faire reparler d'eux : un film de trois minutes, écrit et interprété par des enfants de sans-papiers, doit être diffusé à partir du 7 mars en quatre cents copies dans toute la France.
Intitulé Laissez-les grandir ici !, il sera projeté dans toutes les salles du réseau art et essai, et diffusé sur Internet. S'il a du succès, comme l'espèrent ses promoteurs, des copies supplémentaires seront tirées dans les semaines suivantes. Le film est signé par trois cent cinquante professionnels du cinéma (réalisateurs, acteurs, techniciens…), qui sont également les premiers signataires d'une pétition en ligne, accessible sur le site www.educationsansfrontieres.org.
Née au lendemain de l'évacuation du squat de Cachan, chez des cinéastes qui avaient manifesté aux côtés des sans-papiers et parrainé des enfants, l'initiative rappelle l'appel à la désobéissance civile qu'avaient lancé soixante-six cinéastes en 1997, en réaction au projet de loi Debré qui, entre autres mesures, voulait obliger les personnes hébergeant des visiteurs étrangers à déclarer à la préfecture le départ de ces visiteurs. Cet appel était, lui aussi, accompagné d'un film. Comme le souligne le cinéaste Christophe Ruggia, à cinq semaines du premier tour de l'élection présidentielle, l'enjeu est clair : "Il faut remettre le problème des sans-papiers sur l'échiquier politique, et pour cela nous voulons être massivement présents sur tous les supports. Si nous ne le faisons pas maintenant, il ressurgira à l'identique, dans trois ou quatre ans, comme à chaque fois qu'est donné un grand coup de barre à droite." Le film est simple, beau et fort. Une douzaine d'enfants y disent, chacun à son tour, une phrase ou un morceau de phrase qui, mis bout à bout, forment une histoire. Cette histoire, c'est celle qu'ils ont en partage, qu'ils viennent de Chine, de Syrie, d'Inde, du Maghreb, d'Europe de l'Est ou d'Afrique de l'Ouest. Qu'ils vivent dans des appartements ou dans des hôtels. Que leurs parents aient fait de la prison, qu'ils aient été placés en centre de rétention, où qu'il ne leur soit rien arrivé de tel.
"ON A PEUR"
"Tous les jours on a peur, disent-ils dans le film. On a peur que nos parents soient arrêtés par la police quand ils vont au travail, quand ils prennent le métro. On a peur qu'on les mette en prison, que nos familles soient séparées et qu'ils nous renvoient dans des pays qu'on ne connaît pas. On y pense tout le temps. Est-ce que c'est normal d'avoir peur quand on va à l'école? L'été dernier, nos parents et nous, on a eu l'espoir d'avoir enfin des papiers. (…) On s'est inscrits dans des bureaux. On a cru qu'on serait régularisés, que le cauchemar serait terminé. (…) Ceux qui ont eu leurs papiers avaient le même dossier que nous. Et pourtant on nous a dit : non. Arbitrairement. Maintenant on est en danger et on doit se cacher. Pourquoi cette injustice? Nous ne voulons plus vivre dans la peur. Nous voulons que la France nous adopte. Nous voulons être régularisés. Laissez-nous grandir ici."
Le texte est le résultat d'ateliers d'écriture au cours desquels des enfants, réunis par RESF, ont raconté chacun leur histoire. Les cinéastes leur ont ensuite soumis une synthèse de l'ensemble des récits, ont longuement débattu avec eux de chaque mot, et sont arrivés à une version dans laquelle les enfants se reconnaissent. Le film a ensuite été réalisé grâce à des dons de signataires, mais aussi de toutes sortes de prestataires, qui ont choisi de rester anonymes. Certains enfants, comme Maryam, Malienne de 16 ans installée en France depuis 2002, aujourd'hui déléguée de sa classe, ont participé aux ateliers d'écriture mais n'ont pas voulu être filmés, de peur d'être identifiés. Pour ceux qui ont accepté d'être filmés, la décision n'a pas toujours été évidente. Li, 13 ans, réticente au départ, a finalement accepté pour une raison qui lui paraît aujourd'hui évidente : "Quand on est plus nombreux, on a plus de force."
Les profils et la nature de l'engagement des signataires sont eux aussi à géométrie variable. Richard Moyon, porte-parole de RESF, attend de cette action, idéalement, qu'elle rende "impossible à l'avenir d'utiliser les sans-papiers et l'immigration comme éléments de démagogie". Le cinéaste Cédric Kahn, lui, l'inscrit "dans la droite ligne de l'appel à la désobéissance civile de 1997", dont il était signataire. "La mobilisation avait alors été très forte, mais elle n'avait rien donné." Frappé par le discours des enfants du film sur la peur, qui lui rappelle "les heures les plus noires de notre histoire", il regrette que contrairement au mouvement de 1997, qui était très politisé, celui d'aujourd'hui ne le soit pas du tout. "Nos revendications ont considérablement diminué en dix ans. Aujourd'hui, il n'y a même pas de position commune sur la régularisation. A force que les hommes politiques de tous bords nous répètent que l'idée d'une France accueillante n'est pas possible, les gens ont cessé d'y croire. L'immigration est devenue un sujet tabou, même pour la gauche. C'est plus facile de sensibiliser sur les enfants. Parler des enfants, c'est soutenir une cause humanitaire."