Pour "Priorité à gauche", article de G.Bélorgey, socialiste de Paris 15e, préfet honoraire et ex-président de RFO.
Le libre-échangisme international –c’est-à-dire la mise en compétition, essentiellement par les coûts, de sociétés de niveaux très inégaux– fait qu’aujourd’hui l’économie-monde est, sauf pour quelques bien placés, un système perdant/perdant.
Souvent soumis aux conditions draconiennes des institutions monétaires, les pays les moins avancés parviennent d‘autant moins à sortir de la trappe de la pauvreté qu’ils sont obligés d’être ouverts aux produits importés et ne peuvent faire décoller leurs productions propres sous des protections qui leur seraient utiles, tandis que leurs exports sont tributaires des spéculations sur les grandes matières premières ou de concurrences déloyales de l’agriculture occidentale
A la différence des Etats-Unis et de l’Europe qui ont construit leur capitalisme en constatant que les consommateurs de productions de masse ne pouvaient être que leurs salariés et que de bons services publics et sociaux nourrissaient aussi la demande, les pays dits émergents –sans les charges ni de la protection des biens naturels, ni de larges services publics– exploitent, malgré des progrès sociaux localisés et des classes moyennes marginales, des main-d’œuvre maintenues dans de très maigres pouvoirs d’achat . C’est parce que tous les « low costs countries » trouvent leurs gisements de consommateurs dans les pays riches externes : leur levier de croissance est essentiellement constitué des exportations.
Celles-ci ont d’abord abouti à faire largement disparaître dans les pays avancés les activités à dominante de main-d’œuvre, mais concernent aujourd’hui, hors la très haute gamme, à peu près tous les secteurs de productions de biens et d’offres de services proposés à des prix imbattables et désormais à des niveaux incontestables de qualité non seulement à nos pays, mais aussi à nos propres anciens clients en se substituant à nos propres exports. Les délocalisations ne sont qu’une petite manifestation d’une nouvelle division internationale du travail qui fait choisir les low costs countries pour y localiser (ce qui représente annuellement un large multiple annuel des délocalisations au sens strict) de nombreux types d’activités, et ce qui ne saurait être sérieusement réprimé car c’est la règle de survie que le système impose aux entreprises.
Quant à la dégradation de la planète, elle est aussi largement causée par cette compétition mondiale. Aucun boy scoutisme sur le développement durable ne peut guère être efficace si, au lieu de chercher à traiter des effets, on ne s’attaque à cette cause initiale. La logique démago–libérale trouve néanmoins dans le libre-échange l’arme atomique contre les velléités d’équité sociale. Sous l’apparence éthique de supprimer les protectionnismes qui enfermeraient les low costs countries dans leur retard, la concurrence sans frein permet, au prix de l’esclavage de bien des travailleurs du Sud, toute une zone de bas prix à la consommation qui aide dans nos pays à l’acceptation de leur conditions par les plus modestes et contribue au cantonnement du risque d’inflation redoutée pare les crédos monétaristes. Elle pèse durement pour minimiser les rémunérations des salariés et sous-traitants de nos pays. Elle oblige au cantonnement, voire à la baisse des prélèvements sociaux et publics, et fait donc obstacle à toute nouvelle action financée par l’impôt. Elle entretient un chômage dont le coût élevé de couverture pousse à la réduction des garanties, ce qui est fait pour obliger les demandeurs d’emploi à reprendre du travail à des conditions dégradées. L’objectif affiché est en effet celui de la compétitivité par la flexibilité, au prix de toutes les « ruptures » appropriées, ce qui ne peut qu’aboutir à une baisse des moyens d’existence du plus grand nombre. Voilà qui permettrait peut-être une mise à niveau de la France vis-à-vis de pays qui nous ressemblent et qui ont déjà fait la part du feu à la régression sociale mais ne nous permettrait en aucun cas d’être compétitifs vis-à-vis des « low costs countries ».
En effet, l’idée qu’il puisse y avoir, avant bien des décennies, une convergence par une augmentation de leur prix de revient est une très dangereuse illusion entretenue par les bénéficiaires du système (les catégories privilégiées de tous les pays dont notamment le négoce international et les gestionnaires des flux financiers qui en résultent) : ploutocratie et/ou autoritarisme politique s’opposent d’autant plus aisément au progrès social et aux dépenses publiques dans des cultures traditionnelles de soumission et de résignation . Si des prix de revient en venaient à trop augmenter, il y a toujours une délocalisation vers des réserves (internes ou dans des pays encore plus dépourvus) de main-d’oeuvre très pauvre et « à merci ». D’ailleurs, la concurrence impitoyable entre low costs countries elles-mêmes fait que le système entretient une spirale à la baisse du prix du travail et du respect de l’environnement. Les dépenses collectives loin d’être pour l’intérêt général sont ciblées pour permettre des avancées dans la gamme des productions de haute valeur commerciale dès lors qu’elles ont des débouchés externes.
Le constat fondamental est donc que les coûts comparés ne permettent plus de localiser dans nos types de pays que des activités limitées : la haute gamme pour autant que nous gardions une part d’avance par l’innovation ; le négoce (pour autant qu’on vende sur place et non de manière dématérialisée) ; du BTP (pour la part qui consiste en montage in situ); les services « non délocalisables » (notamment à la personne, et le tourisme). Ces activités, d’une part, étant elles-mêmes sous concurrence des low costs countries d’ Europe récemment intégrées et, d’autre part, ne suffisant certainement pas à assurer un bon emploi, c’est quasiment partout que la logique libérale pousse dans le sens de rapprochements par le bas dès lors qu’en cinquante ans l’U.E. a abandonné la préférence communautaire pour l’ouverture au libre échange.
Pour chercher à passer du libre échange au juste échange par une régulation raisonnable du commerce international, on ne saurait pour autant revenir à un protectionnisme classique ; le rapport de forces mondial s’y oppose et ce serait inéquitable vis-à-vis des pays du Sud. Pour ne pas spolier ceux-ci tout en sauvegardant par un renchérissement des importations, des activités des pays d’Europe, en leur ménageant toujours des marchés dans les pays émergents, une piste créatrice a été proposée par certains économistes. Pour apprécier la valeur du travail incorporé aux exportations des pays en grand retard social comme si elle se rapprochait de la valeur du travail européen, leur préconisation est de faire payer des droits sur les produits offerts à des prix de dumping en ristournant leur contre-valeur à des fonds de développement pour les pays fournisseurs (c’est ce que les anglo-saxons appellent des « social taxes »). Un tel mécanisme leur garantirait autant de recettes d’export, mais leur ôterait l’intérêt de faire les plus bas prix possibles ; du même coup ils se verraient poussés à faire naître, comme EU et Europe autrefois, en substitution à une part de leurs volumes d’exportations, un marché intérieur conséquent par augmentation du pouvoir d’achat salarial de leurs propres populations, ce que ces régimes considérés ne feraient guère d’eux-mêmes sans telle incitation. ? Voilà ce que serait un vrai co-développement .
C’est un mécanisme difficile à faire naître, car on imagine ses adversaires mais non impossible puisqu’il concilie beaucoup d’intérêts en présence. Encore faut-il une volonté politique pour soutenir une telle idée et une bonne pédagogie pour la présenter à nos concitoyens et à nos partenaires. La campagne présidentielle ne devrait-elle pas être une bonne occasion pour cela.
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