Analyse de Loïc Blondiaux est professeur à l'Institut d'études politiques de Lille publié dans Le Monde.fr [10/03/07]
Jamais les sondages d'opinion n'ont eu autant d'influence au cours d'une campagne présidentielle. Après avoir successivement consacré Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, les voilà qui semblent faire de François Bayrou leur favori. Il est facile de savoir à l'avance ce que seront les conséquences politiques d'une telle onction statistique : couverture médiatique toujours plus intense du candidat, mobilisation des soutiens et démoralisation des adversaires.
Si les effets de la publication des sondages sur les électeurs restent difficiles à démontrer, leur influence sur les acteurs politiques et la manière dont s'écrivent les récits de campagne est avérée. Comment, face à cette avalanche de données, garder la tête froide ? Les raisons le plus souvent avancées pour dénoncer le caractère délétère de cette information ne sont pas les bonnes. Manipulation des données par les instituts de sondage ? Aucun observateur sérieux ne peut l'affirmer. Si l'on peut s'interroger sur les raisons qui conduisent tel organisme à publier tel chiffre à tel moment, la probabilité de "bidonnage" est presque nulle, la réputation de l'institut éventuellement impliqué ayant trop à y perdre. Manipulation des sondeurs par les citoyens eux-mêmes ?
S'il est tentant de penser que certains sondés jouent avec les sondages pour tromper les oracles, aucune certitude scientifique ne permet d'étayer une telle affirmation. Il reste qu'une pédagogie élémentaire des sondages s'impose. Qu'il suffise de rappeler cinq données d'évidence, de celles que tout spécialiste de l'instrument a en tête, mais qui restent trop souvent oubliées au moment du commentaire.
1. Les sondages ne sont représentatifs que des gens qui acceptent d'y répondre. Aujourd'hui, une fraction non négligeable des personnes contactées par les instituts de sondage se dérobe au questionnement sous des prétextes divers : une sur deux aux Etats-Unis, un pourcentage quelque peu inférieur dans les rares chiffres fournis par les instituts français. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes politiques si l'on était sûr que ce public de volontaires possédait les mêmes caractéristiques politiques que ceux qui ne répondent pas. Comment en être sûr ? Dans quelle mesure les chiffres publiés reflètent-ils l'opinion de la population des "invisibles" qui choisissent de ne pas la donner ? Nul ne le sait.
2. Certains chiffres sont systématiquement "redressés" par les instituts. Les données brutes obtenues par les enquêteurs diffèrent sensiblement des données publiées dans les journaux. La raison en est simple : le fait que certains électeurs hésitent à déclarer leur opinion ou refusent de répondre aux sondeurs oblige les instituts à redresser les chiffres, jusqu'à les multiplier parfois par deux, comme dans le cas des intentions de vote pour Jean-Marie Le Pen. Si ces redressements sont nécessaires et reposent sur des techniques plus ou moins éprouvées, ils ouvrent une marge de manoeuvre aux instituts et laissent subsister de fortes approximations. Deux mesures s'imposent : que ces techniques de "pondération" fassent l'objet d'une large publicité et que les chiffres "bruts" soient systématiquement publiés aux côtés des chiffres "redressés".
3. Une intention déclarée n'a rien à voir avec un vote. Le travail des instituts se heurte à une autre difficulté : comment être sûr que les personnes qui leur répondent iront voter, et qui plus est pour le candidat déclaré ? La mesure du degré de motivation de l'électeur est extrêmement difficile. Certains scores apparaissent ainsi comme des trompe-l'oeil, dès lors qu'ils reposent sur des intentions non arrêtées. Il en va ainsi aujourd'hui des électeurs déclarés de François Bayrou, beaucoup moins certains de leur choix que ceux de Nicolas Sarkozy ou de Ségolène Royal. L'une des solutions pourrait être de ne publier les intentions de vote que de ceux dont le choix semble définitif. Cela obligerait sans doute les instituts à augmenter sensiblement la taille de leurs échantillons, pour que ceux-ci restent crédibles statistiquement.
4. La mesure des intentions de vote pour le second tour n'a pas de sens. Dans toutes les enquêtes à ce jour, Ségolène Royal est présentée comme devançant François Bayrou au premier tour et battue par Nicolas Sarkozy au second, ce dernier étant lui-même battu par François Bayrou, selon certaines hypothèses testées. Un tel schéma démontre par l'absurde que les enquêtes d'intentions de vote au second tour n'ont de signification politique qu'à partir du moment où le premier est passé. Au soir du premier tour, tout est remis à plat.
5. Une fraction importante des électeurs fait son choix à la dernière minute. Les enquêtes réalisées en 2002 ont semblé montrer qu'entre un quart et un cinquième de l'électorat s'est décidé lors de la semaine précédant le scrutin. Dans la plupart des élections récentes, en France et ailleurs, des mouvements d'opinion de dernière minute ont déjoué les anticipations des sondages.
Dans ces conditions, comment succomber encore à l'illusion d'un quelconque caractère prophétique des sondages ? Il serait dommage que nous ne tirions pas collectivement les leçons du 21 avril 2002 et qu'assourdis par le commentaire incessant de cette "course de chevaux", nous détournions notre attention des véritables enjeux politiques de cette campagne.