Entretien croisé avec : Maryse Dumas, secrétaire confédérale de la CGT, Marcel Grignard, secrétaire confédéral de la CFDT, Gérard Aschieri, secrétaire général de la FSU.
Entretien réalisé par Yves Housson, Thomas Lemahieu et Paule Masson paru dans l'Humanité du 26 mai 2007.
À plusieurs reprises, Nicolas Sarkozy a opposé la légitimité politique à celle des syndicats. « Ce sont les Français qui décident », pas les syndicats, a-t-il dit. Que peut faire, selon vous, le syndicalisme dans le contexte issu des élections ? Jusqu’où peut-il s’opposer à des projets du pouvoir politique ?
Maryse Dumas. Le suffrage universel a une légitimité incontestable. Mais il ne suffit pas à tout. Place doit être faite à la concertation, à la négociation, à la démocratie sociale, particulièrement dans un pays où 89 % de la population active est salariée. Plusieurs gouvernements se sont mordu les doigts d’avoir tenté de passer outre cette réalité. La place prise par les rencontres avec les syndicats dans l’agenda présidentiel témoigne que même Nicolas Sarkozy doit reconnaître cette réalité. Les attentes sociales sont fortes. Elles n’ont pas été effacées par la campagne : le pouvoir d’achat, l’emploi restent en tête des préoccupations. Les luttes qui n’ont pas ralenti, notamment dans le privé, en témoignent. La responsabilité du syndicalisme est immense pour permettre des réponses à ces attentes, quelle que soit la situation politique. La CGT n’a aucune naïveté vis-à-vis d’un pouvoir qui « enthousiasme » le MEDEF selon les propos de Laurence Parisot. Mais son rôle est de savoir se saisir de toutes les opportunités de faire avancer les préoccupations. La CGT ne rassemble pas les salariés en fonction de leurs bulletins de vote politiques, mais sur leurs revendications. Les salariés attendent d’elle qu’elle soit capable de contester mais aussi de proposer ; de construire des rapports de forces mais aussi de négocier ; d’affirmer ses objectifs mais aussi de les construire en convergence avec les autres syndicats et en consultant les salariés. L’objectif de conquêtes sociales, quelle que soit la situation politique, est notre boussole syndicale.
Marcel Grignard. La CFDT ne veut pas opposer deux légitimités. Les syndicats ne sont pas dans une contestation de la légitimité politique de ce gouvernement. La question est plutôt d’articuler les rôles entre le pouvoir politique et les partenaires sociaux, chacun ayant sa propre légitimité. Celle des syndicats provient des adhérents, du vote des salariés aux élections professionnelles et de leur capacité à construire des solutions allant dans le sens de l’intérêt commun. Le président a proposé pendant sa campagne un certain nombre d’objectifs aux Français. La question est de regarder comment ils peuvent se réaliser en tenant compte des effets secondaires et de la complexité des problèmes. Concernant la proposition de défiscaliser les heures supplémentaires, que nous avons contestée, que deviennent les heures complémentaires des salariés à temps partiel ? Que se passe-t-il pour les heures supplémentaires absorbées dans des accords de modulation de temps de travail ? La concrétisation des promesses oblige à aborder la complexité du réel et à accepter le débat indispensable à tout compromis.
Gérard Aschieri. D’abord, il y a une légitimité politique, électorale et elle est indéniable. Mais je pense qu’à côté de cette légitimité politique, il existe aussi une légitimité sociale dont sont porteuses les organisations syndicales. Cette légitimité sociale vient de ce que les syndicats représentent les salariés, ou des catégories de salariés, et portent des expériences particulières qui sont celles de ces salariés, des idées, des propositions, des revendications. Ces deux légitimités ne se confondent pas. Et c’est d’ailleurs pour cela que je conteste souvent cette expression de « troisième tour social » : ce n’est pas en ces termes que les questions se posent. Quand Nicolas Sarkozy et ses proches comparent le pourcentage de syndiqués et le nombre de voix obtenus par le président élu, je dis que c’est une comparaison qui n’a strictement aucun sens. D’abord parce que ce qui fait la légitimité des syndicats, ce n’est pas seulement leur nombre d’adhérents, mais aussi leur représentativité. Celle-ci est d’autant plus nette quand il y a des votes des salariés, ce qui est le cas, par exemple, dans la fonction publique. Je souhaiterais qu’on étende partout une représentativité fondée sur le vote. Deuxièmement, ce ne sont pas deux légitimités qui peuvent être comparées ou qui se superposent, même si, dans mon esprit, cela ne signifie pas que ce sont deux domaines différents : je revendique le droit pour le syndicat de dire : « Il n’y a pas de sujet qui me soit totalement étranger. » Simplement, quand je parle en tant que représentant syndical, je le fais à partir d’un point de vue spécifique qui n’est pas celui du politique, même si je peux parler de choses qui relèvent aussi de la compétence du politique. Pensez à la fiscalité par exemple.
Le premier ministre affiche une volonté de « changer les relations sociales ». Sur la base de la règle de l’accord majoritaire, il dit, notamment, vouloir privilégier la négociation dans les entreprises. Quelles voies suivre, selon vous, pour revivifier la démocratie sociale ?
Maryse Dumas. Il dit vouloir changer les relations sociales mais prétend choisir le sujet, la méthode et le calendrier, les syndicats n’étant plus là que pour la parade. Ce n’est pas sérieux ! D’autres que lui s’y sont d’ailleurs cassé les dents. Quant à la démocratie sociale, dans la droite ligne des objectifs du MEDEF, il veut privilégier les élus d’entreprise non syndiqués tout en refusant d’asseoir la représentativité syndicale sur le vote des salariés qu’il faudrait organiser dans toutes les entreprises. Il ferait ainsi coup double : dans les entreprises, le droit syndical serait laminé, tandis qu’au plan national interprofessionnel, le MEDEF pourrait continuer à tirer les ficelles du dialogue social avec des confédérations dont la représentativité ne découlerait pas du suffrage des salariés. Les propositions de la CGT sont connues. Elles ont fait l’objet d’une position commune avec la CFDT. Le Conseil économique et social a émis un avis majoritaire malgré une opposition acharnée du MEDEF. C’est sur ces bases que la CGT abordera la conférence annoncée sur la représentativité syndicale et avec la volonté de gagner de nouveaux droits pour les salariés.
Marcel Grignard. La loi de modernisation sociale de janvier dernier prévoit une articulation du rôle des partenaires sociaux et du gouvernement. C’est un pas positif. Mais une étape importante reste à franchir. Car si la loi reconnaît le rôle des partenaires sociaux, il faut maintenant leur donner toute la légitimité nécessaire. Nous proposons pour cela de changer les règles de la représentativité syndicale, qui doivent dépendre du vote des salariés dans les entreprises, puis d’une agglomération des résultats au niveau des branches et de manière interprofessionnelle. Nous attendons du gouvernement qu’il ouvre un nouvel espace de dialogue afin d’examiner ces questions et de chercher le meilleur consensus possible. La situation sociale, celle de l’emploi en particulier, rend obligatoire la construction de solutions. Le développement de la précarité, des inégalités entre les contrats de travail, entre les statuts n’est pas acceptable. Les partenaires sociaux doivent élaborer des réponses les plus proches possible des salariés, dans la diversité de leurs attentes et dans la diversité des entreprises. Il faut trouver des réponses adaptées à la situation des salariés tout en oeuvrant pour l’intérêt général.
Comment conjuguer la démocratie sociale avec la démocratie politique ?
Gérard Aschieri. Il faut d’abord qu’il y ait une démocratie sociale ; pour l’instant, elle n’existe pas toujours, notamment parce qu’il y a une représentativité octroyée, et non fondée sur l’élection. Par ailleurs, l’articulation entre la démocratie politique et la démocratie sociale est permanente : la loi n’est jamais une donnée absolue, elle évolue, et elle évolue souvent en fonction des luttes sociales, de la négociation ou du dialogue social. Inversement, dans le domaine politique, dans une société moderne, personne ne peut dire : « Voilà, j’ai été élu pour cinq ans, j’ai raison, je fais ce que je veux. » La société bouge, le mouvement des idées est permanent, et la lutte d’idées, la bataille politique le sont aussi. Pour redonner du sens à la démocratie sociale, nous revendiquons d’abord que la représentativité soit mesurée par le vote, que ce vote soit libre, qu’à condition d’être évidemment reconnue comme telle, toute organisation syndicale puisse se présenter. Deuxièmement, nous voulons des accords majoritaires. Cela n’empêche pas que la hiérarchie des normes doit continuer à exister : un accord ne peut déroger à la loi que s’il est plus favorable.
Le patronat, par la voix de Laurence Parisot, a manifesté son soutien au programme économique et social défendu par Nicolas Sarkozy. N’y a-t-il pas là une nouvelle donne pour le mouvement syndical ? Cela ne renforce pas la nécessité de bâtir un rapport de forces, et un front commun ?
Maryse Dumas. L’accointance entre pouvoir politique et pouvoir patronal n’est pas une vraie nouveauté. Elle témoigne de la domination du capital et singulièrement du capital financier sur les choix politiques. Au-delà des belles images que veut nous renvoyer le gouvernement en place, tout se joue sur les questions sociales, sur le moment où la réalité des intérêts en jeu va être démasquée. Les convergences intersyndicales sont essentielles pour donner envie aux salariés de se mobiliser, essentielles aussi pour donner force et crédibilité à leurs propositions. Ne sous-estimons pas que, dans cette société hypermédiatisée, l’opinion publique est une composante essentielle pour gagner les batailles revendicatives. C’est pourquoi l’objectif doit être de rassembler le plus largement possible les salariés sur des objectifs et dans des formes d’action perçus par eux comme répondant aux problèmes et adaptés aux circonstances.
Gérard Aschieri. Pour nous, ça renforce la nécessité d’unité syndicale. Au-delà des divergences qui peuvent exister, il faut que le mouvement syndical se retrouve, débatte, recherche des points d’accord pour mener les luttes. Des points d’accord existent entre nous. Cela vaut d’une manière générale, mais la situation actuelle rend cette idée encore plus d’actualité : c’est valable, par exemple, sur le droit de grève, sur la conception du dialogue social et de la représentativité, mais aussi sur la défense du contrat de travail ou du statut dans la fonction publique.
Marcel Grignard. Le travail de délibération sociale engagé entre les syndicats et le patronat doit permettre de dresser un état des lieux partagé sur le marché du travail : l’accompagnement des salariés qui ont perdu leur travail, la protection lors des ruptures d’emploi, les droits contenus dans le contrat de travail, ceux qui sont affichés et ceux qui sont effectifs, etc. Ce travail sera bouclé la semaine prochaine. Nous espérons alors une rencontre au plus haut niveau des partenaires sociaux permettant de délimiter les objectifs globaux de négociation et un calendrier. La responsabilité de l’État, c’est de saisir les partenaires sociaux sur les questions d’emploi et de contrat de travail. Le respect du dialogue social ne peut pas conduire à prédéterminer une date de conclusion de manière unilatérale ou à conclure avant l’heure. Les délais nécessaires pour construire des solutions pérennes doivent faire l’objet d’une forme de consensus entre le gouvernement et les partenaires sociaux.