Eric Fassin, sociologue, professeur agrégé à l’Ecole Normale supérieure est l'auteur d’un texte récemment mis en ligne sur le site de la revue Mouvements: Guy Môquet et le théâtre politique des émotions. Il analyse la place de l'émotion et de sa mise en scène dans la politique de Nicolas Sarkozy.
Source : http://www.mouvements.info/
Ce fut la « première décision » du nouveau Président de la République : dès le 16 mai 2007, jour de son investiture, il annonçait la lecture de la lettre de Guy Môquet à tous les lycéens de France. Pendant la campagne présidentielle, sous l’inspiration d’Henri Guaino, le candidat avait déjà invoqué à mainte reprise ce jeune communiste, fusillé en représailles par l’occupant allemand le 22 octobre 1941. Il contribuait ainsi à faire connaître la lettre de ce garçon de dix-sept ans, à la veille de son exécution : « ma petite maman chérie, mon tout petit frère adoré, mon petit papa chéri, je vais mourir ! »
Quel est le sens politique de cette décision ? « Je veux que chacun comprenne que pour moi, cette lecture, c’est un grand symbole. » Sans doute s’agit-il, comme pour Jaurès ou Blum, de détourner l’une des figures du patrimoine historique de la gauche. Mais il y a plus. « Je n’ai jamais pu lire ou écouter la lettre de Guy Môquet sans en être profondément bouleversé ». Cette phrase n’est pas seulement un aveu ; elle a valeur d’explication. L’émotion justifie la lecture : on doit lire la lettre pour émouvoir, et pour être ému. Bref, pour Nicolas Sarkozy, la référence à Guy Môquet participe d’une politique de l’émotion.
Les journalistes ne s’y trompent pas, qui décrivent inlassablement le Président dans les mêmes termes : « visiblement ému ». C’est dire que l’émotion doit être visible : elle peut ainsi être partagée avec les spectateurs. La même esthétique politique, dont la télévision nous diffuse depuis longtemps les scénarios compassionnels, pousse Nicolas Sarkozy vers les victimes de faits divers (à la rencontre du père d’un enfant enlevé) ou vers les blessés de la vie (avec un garçon handicapé) – et vers toutes les souffrances. Le dolorisme est au cœur de sa politique.
C’est ainsi que le Président s’adresse à ses invités, le 14 juillet à l’Elysée : « Nous avons voulu, avec Cécilia, que cette garden-party, comme l’on dit, soit réservée à toutes celles et tous ceux d’entre vous pour lesquels la vie n’avait pas été indulgente cette année. Tous ceux qui ont dû mettre un genou à terre. Tous ceux qui ont rencontré l’épreuve. Oh, je ne dis pas que c’est une consolation d’être invité à l’Elysée. Je veux simplement que vous sachiez que c’est du fond du cœur que nous avons voulu que ceux d’entre vous qui avez souffert puissent se dire : au bout de la peine, au bout de la souffrance, eh bien cette peine elle est prise en compte par la nation tout entière. »
Plus généralement, le Président exprime la compassion nationale envers « les opprimés du monde » : « c’est le message de la France, c’est l’identité de la France, c’est l’histoire de la France. » C’est plus vrai encore du sexe faible : « Chaque fois qu’une femme sera martyrisée dans le monde, cette femme devra être reconnue comme citoyenne française ». Sans doute est-ce trop promettre : la France ne peut accueillir toute la misère féminine du monde. Mais c’est justement là le signe de sa sincérité : le Président se laisse emporter par ses sentiments. C’est la raison du cœur. Ainsi des infirmières bulgares emprisonnées en Libye : « moi, j’avais dit aux Français pendant la campagne électorale, et j’avais dit le soir de mon élection, que ces infirmières étaient françaises, pas juridiquement, mais dans mon cœur. » Pourquoi ? « Parce qu’elles souffraient ».
C’est donc le cœur qui est au travail pour leur libération : « Il s’agissait de femmes, il s’agissait d’un problème humanitaire, j’ai pensé que Cécilia pouvait mener une action utile. Ce qu’elle a fait avec beaucoup de courage et beaucoup de sincérité, beaucoup d’humanité, beaucoup de brio, en comprenant tout de suite qu’une des clefs résidait dans notre capacité à prendre toutes les douleurs en considération : celle des infirmières, bien sûr, mais celles des cinquante familles qui avaient perdu un enfant. Cela compte. Avec la sensibilité qui est la sienne, elle l’avait parfaitement perçu. » On comprend l’importance de l’épouse du Président dans cette économie des émotions : la sensibilité toute féminine de cette femme de cœur la rend utile pour aider les victimes, en s’associant (et en nous associant) à « toutes les douleurs ».
On savait déjà que la gauche n’avait pas le monopole du cœur ; mais avec Nicolas Sarkozy, le cœur devient une valeur de droite. C’est l’enjeu de son discours du Zénith pendant la campagne. Le testament de Guy Môquet nous parle d’amour ; or, comme l’expliquait le candidat aux « jeunes actifs » de l’UMP, « être jeune, demeurer jeune, c’est savoir accepter d’être bouleversé par la sincérité d’un sentiment si fort. » Car au fond, « aimer, c’est la seule chose qui compte vraiment. » Mais ce sentiment intime n’est pas seulement un enjeu privé : « réapprendre à aimer, c’est le plus grand défi auquel se trouve confrontée la civilisation moderne. »
C’est que Nicolas Sarkozy propose une économie politique des sentiments, où l’émotion nourrit le dynamisme des acteurs sociaux. Lui-même en est l’illustration vivante : « longtemps j’ai cru que pour être fort il fallait donner à croire que l’on n’avait jamais eu de faiblesse ». Mais c’est tout le contraire : « Je sais maintenant que ce sont ces failles, ces blessures, ces souffrances que j’ai surmontées qui font ma force. » C’est pourquoi « ce risque vaut mieux que celui de ne rien vivre, de ne rien éprouver, aucun sentiment fort, aucune passion, de n’avoir aucun projet, aucune ambition. » C’est bien la force de l’émotion qui anime l’action : « Je ne suis pas né pour subir, je suis fait pour agir. »
Avec Nicolas Sarkozy, la passion devient donc (paradoxalement) la condition de l’action. « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir » : le vers de Corneille pourrait devenir la devise d’une ambition héroïque qui est le moteur de la réussite économique et du succès politique (sinon, semble-t-il, de la victoire sportive…). Mais le Président veut éviter que l’émotion ne s’égare : compassion n’est point solidarité. Sans doute Nicolas Sarkozy soulignait-il l’importance de la « fraternité » envers les « accidentés de la vie » et tous ceux qui ont besoin d’une « deuxième chance ». Mais il prévenait aussitôt tout malentendu : la nationalité française n’est pas (seulement) une affaire de cœur. Et l’on ne saurait être « victime » de sa politique, mais seulement d’un accident.
En effet, « la fraternité, ce n’est pas le refus de lutter contre l’immigration clandestine qui met tant de malheureux à la merci des exploiteurs, qui condamne tant de pauvres gens à vivre dans des conditions sordides parce qu’il est impossible de pouvoir accueillir dignement toute la misère du monde. » C’est justement par compassion qu’on doit protéger les sans-papiers contre eux-mêmes : s’il faut avoir le courage de résister à la tentation d’accueillir « toute la misère du monde », c’est faute de pouvoir le faire « dignement » – d’une manière qui soit digne d’eux, comme de nous. Bref, quoiqu’en disent les belles âmes, c’est bien par charité qu’on expulse aujourd’hui.
Si la lettre de Guy Môquet doit être lue dans les lycées le 22 octobre, il conviendrait certes d’en rappeler le contexte historique passé, mais aussi de restituer le théâtre politique où elle est aujourd’hui mise en scène. Ce travail pédagogique pourrait s’appuyer sur une seconde lecture : la « Lettre à d’Alembert sur les spectacles ». Dans une critique de l’émotion théâtrale, Jean-Jacques Rousseau y explique pourquoi « le cœur s’attendrit plus volontiers à des maux feints qu’à des maux véritables ».
C’est que, « en donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait à tous les droits de l’humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre ; au lieu que les infortunés en personne exigeraient de nous des soins, des soulagements, des consolations, des travaux qui pourraient nous associer à leurs peines, qui coûteraient du moins à notre indolence, et dont nous sommes bien aises d’être exemptés. Au fond, quand un homme est allé admirer de belles actions dans des fables, et pleurer des malheurs imaginaires, qu’a-t-on encore à exiger de lui ? N’est-il pas content de lui-même ? Ne s’applaudit-il pas de sa belle âme ? Que voudrait-on qu’il fît de plus ? Qu’il la pratiquât lui-même ? Il n’a point de rôle à jouer : il n’est pas comédien. » La mort de Guy Môquet est certes réelle ; mais ce que nous propose le théâtre politique des émotions de Nicolas Sarkozy, c’est d’en jouir sans agir, voire pour ne pas agir.