Tribune de Vincent Brossel, chercheur, et Robert Ménard, secrétaire général de Reporters sans frontières.
Publiée dans Libération.fr - jeudi 11 octobre 2007
Souvenez-vous, c’était l’année dernière, le généralissime Than Shwe mariait sa fille Thandar. Dans un luxe inouï, indécent, la fille du satrape de Rangoun était couverte de cadeaux, habillée de diamants de la tête aux pieds. La vidéo, diffusée sur YouTube, avait fait scandale. Les internautes birmans s’étaient précipités sur ces images qui avaient fini de discréditer la clique xénophobe et paranoïaque qui a mis en coupe réglée la Birmanie depuis quatre décennies.
Cet épisode n’a fait que renforcer le dictateur dans sa haine des médias. Depuis que les militaires sont au pouvoir, ils ont tout fait pour réduire au silence ceux qui ont osé les contester. La junte poursuit avec hargne les proches d’Aung San Suu Kyi et impose une censure draconienne. Le journaliste U Win Tin, un vieil homme de 77 ans, fait les frais de cette détestation de la junte pour l’information libre. Ancien rédacteur en chef et mentor d’Aung San Suu Kyi, il est détenu depuis juillet 1989, condamné pour «propagande antigouvernementale». Dans des conditions qui furent longtemps exécrables.
Les militaires contrôlent les deux quotidiens, les trois chaînes de télévision et toutes les radios. Un journaliste peut écoper jusqu’à sept ans de prison pour le simple fait de posséder, sans autorisation, un fax, une caméra vidéo, un modem ou un exemplaire d’une publication interdite. Ce qui n’empêche pas des dizaines de magazines privés de tenter d’offrir à la population une information différente. Mais en vain : tous les journaux, sans exception, doivent passer entre les mains d’une censure militaire implacable. Articles, poèmes, caricatures et même publicités sont passés au crible. Beaucoup de journalistes birmans vivent comme une humiliation cette censure à laquelle ils tentent de résister. On l’a encore vu pendant les manifestations quand la plupart des magazines privés ont refusé de paraître, bravant ainsi les ordres des militaires qui leur demandaient de reproduire les mensonges officiels. Acte de courage qu’ils risquent de payer cher. Les autorités ont déjà annoncé que certains titres seraient définitivement fermés. Reste Internet avec sa floraison de blogs, de sites alimentés par des manifestants, certains s’étant transformés, pour l’occasion, en véritables journalistes. Les militaires ont vu le danger et ont coupé le réseau dès le 28 septembre. Le flot d’images s’est tari et les blogs ont disparu, laissant la place aux seules rumeurs.
Défendre la liberté de la presse en Birmanie, ce n’est pas seulement réclamer la libération des journalistes emprisonnés. C’est aussi, et avant tout, faire en sorte que la mainmise des militaires sur l’information ne leur permette pas de continuer à réprimer à l’abri de tout regard et donc, dans une totale impunité. En 1988, il avait fallu attendre des semaines pour connaître l’étendue de la répression : plus de trois mille morts et des milliers de personnes jetées en prison. Aujourd’hui, l’ambassadeur de France parle de milliers d’arrestations et de dizaines de morts. Mais sans images, qui s’en soucie ?
Doit-on se résigner à voir ce drame se jouer à huis clos ? La Birmanie a quasiment disparu des petits écrans. Et pourtant, sur place, des journalistes, birmans comme étrangers, continuent de recueillir des témoignages sur les raids nocturnes dans les monastères et les immeubles de Rangoun. Au moins six d’entre eux, tous birmans, ont été arrêtés alors qu’ils tentaient, appareil photo à la main, de couvrir la répression. Quant aux médias en exil, à l’image de la Democratic Voice of Burma, ils essaient par tous les moyens de nous informer. Souvenez-vous, c’était il y a dix jours, les moines, bravant les menaces, entraînaient des dizaines de milliers de civils dans la rue. Et puis plus rien. Plus d’images. Pas un seul visage de l’un des moines parqués dans un stade désaffecté de Rangoun.
La «révolution safran» nous a émus aux larmes. Prenons garde que le black-out sur l’information ne vienne à bout de notre indignation.