Les clivages politiques français peuvent être interprétés de différentes manières. Tout d’abord, on peut considérer que les convictions politiques présentent des différences de degré et non des différences de nature. Il existerait alors une sorte de continuum, allant de l’extrême droite à l’extrême gauche, scandée par différents positionnements politiques. En d’autres termes, les Français ne seraient pas d’abord de droite ou de gauche, mais plus ou moins nationalistes, libéraux, étatistes, interventionnistes, autoritaires, libertaires, modérés, ou radicaux.
Autrement dit, il existerait des extrémistes, des radicaux, des modérés, des centristes, etc. Cette conception, qui revêt une certaine pertinence, et remet en cause notre vision binaire de la réalité, inhérente à la pensée française cartésienne, présente l’inconvénient de gommer toute distinction de nature, d’avoir une vision relativiste des idées et des convictions politiques et de montrer que les frontières politiques ne sont en fait qu’une construction purement intellectuelle.
Ensuite, on peut estimer que le clivage politique principal n’est pas un clivage gauche/droite, mais plutôt centre/ périphérie. Cette conception paraît particulièrement adaptée lors des élections européennes ou des derniers référendums sur l’Europe. En effet, plus les électeurs se rapprochent du centre, que ce soit son versant droit (l’ex UDF) ou son versant gauche (les radicaux de gauche, les écologistes modérés, l’aile droite du PS), plus ils sont européistes, c’est-à-dire partisans inconditionnels de l’intégration européenne dans le cadre d‘une économie de marché. En revanche, plus les électeurs se dirigent vers les extrêmes, de droite comme de gauche, plus ils sont soit anti européens radicaux, parce qu’ils sont nationalistes voire xénophobes, ou bien révolutionnaires et anti capitalistes, soit hostiles à la construction européenne telle qu’elle est engagée depuis le Traité de Rome de 1957, parce qu’ils sont gaullistes, sociaux- républicains, alter mondialistes ou encore écologistes radicaux. De même, lors des deux derniers référendums, celui sur le traité de Maastricht en 1992, ou sur le traité constitutionnel européen en 2005, plus les électeurs avoisinent le centre, plus ils ont tendance à répondre positivement, plus ils sont radicaux, voire extrémistes, plus ils ont tendance à répondre négativement.
Cette distinction centre/ périphérie présente en outre l’avantage de prendre en compte la variable sociologique que sont les catégories socio- professionnelles et /ou les classes sociales. En effet, les électeurs qui tendent à être européistes sont très majoritairement urbains, cadres, plutôt supérieurs, très diplômés, bref bien insérés économiquement dans la société française. En revanche, ceux qui tendent à être hostiles à la construction européenne depuis 1957, ou à être anti européens, sont plutôt des ouvriers, des employés, des ruraux et des citoyens mal insérés dans la vie économique et sociale qui vivent, pour la plupart, de la protection sociale. Mais cette manière de cliver les attitudes politiques s’avère encore peu appropriée, lorsqu’on aborde les questions de politique intérieure, et de surcroît, elle galvanise les différences qui restent nombreuses parmi « les périphériques ». Ce fut particulièrement éclairant lors du référendum européen de 2005 : autant le vote « oui » était l’émanation d’un électorat semblable et cohérent socialement et culturellement, autant le vote « non » reflétait une immense diversité, souvent irréconciliable, tant sur le plan social que culturel.
Alors le clivage gauche / droite ne serait il pas toujours la meilleure manière de penser la politique en France ? Certes, les idées de gauche et de droite ont en partie changé au cours des deux derniers siècles. L’homme de gauche du début du XXI e siècle ne ressemble plus beaucoup à celui du début du XX e siècle et encore moins à celui du début du XIXe siècle. Quoique ! Certaines thématiques, qui étaient classées à gauche, sont désormais inscrites à droite, et vice et versa. Par exemple, la nation et le nationalisme (la construction nationale), valeurs de gauche par excellence au XIXe siècle, qui s’opposaient à la monarchie et à l’Empire, sont devenues progressivement des valeurs de droite après la première guerre mondiale. En effet, la nation naît à gauche au moment de la Révolution française, lorsque les révolutionnaires et les patriotes se confondent. Et au début du XXe siècle, les patriotes sont d’extrême droite et le terme de nationalisme sert à désigner une des composantes de cette extrême droite, tandis que la gauche affiche de plus en plus son internationalisme.
La République, combat et acquis de la gauche au XIXe siècle, est devenue aussi une valeur de droite, à partir de la fin du XIXe siècle. Mais, selon la gauche elle est « maximale », alors que pour la droite, elle est « minimale ». En effet, pour l’homme de gauche du XIXe siècle, la République est fille de la Révolution, elle aime le peuple et doit améliorer son sort. Alors que l’homme de droite, y compris au XXe siècle, au moins jusqu’en 1958 avec l’arrivée du Général de Gaulle, est partisan d’une république plutôt cléricale, il n’apprécie pas nécessairement la Révolution. Il est davantage un « rallié », un républicain résigné, nationaliste et partisan d’un pouvoir exécutif fort.
La laïcité, valeur phare de la gauche dès la fin du XIXe siècle, comme l’atteste toutes les mesures et lois que les républicains de gauche ont voté à partir des années 1880 jusqu’à la célèbre loi de séparation des Eglises et de l’Etat de décembre 1905, est devenue progressivement, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, aussi une valeur de droite. L’anticléricalisme, voire l’athéisme, qui était l’apanage, voire l’essence même de la gauche au XIXe siècle, ne l’est plus du tout au XXe siècle, les valeurs religieuses, notamment chrétiennes, qui caractérisaient la droite du XIXe siècle, s’étant diffusées progressivement au sein d’une grande partie de la gauche, surtout après 1945.
Ainsi, non seulement les thèmes de gauche et de droite ont changé, mais le tracé de la frontière entre la gauche et la droite s’est sensiblement modifié. Il ne délimite plus les mêmes domaines. Par exemple, l’économie ne divise plus autant les électeurs de gauche des électeurs de droite. En d’autres termes, tous les électeurs de gauche ne sont pas aujourd’hui marxistes et anticapitalistes, comme ils auraient pu l’être encore, à la veille de la seconde guerre mondiale, notamment lors du Front populaire. A l’inverse, tous les électeurs de droite ne sont pas libéraux en matière économique, certains sont interventionnistes, et une partie des hommes de gauche aujourd’hui est libérale. Ce sont davantage les questions sociales, les questions culturelles, le rapport aux minorités ethniques, à l’immigration, à la mondialisation, le rapport à l’autre et à l’avenir, qui clivent les électeurs en France. L’électorat de gauche reste plus libertaire, permissif, altruiste et tolérant que l’électorat de droite, qui demeure conservateur, voire réactionnaire sur le plan social et culturel. En outre, le tracé s’est déporté vers la droite, c’est-à-dire vers le conservatisme, non pas depuis 2002 ou l’élection récente de Nicolas Sarkozy, mais depuis 1983, c’est-à-dire depuis que la gauche, en tout cas socialiste, s’est convertie, bon gré mal gré au réalisme économique et monétaire. Le désenchantement s’est en effet alors progressivement installé depuis cette date dans l’électorat de gauche, et les réflexes conservateurs l‘ont peu à peu emporté sur les aspirations utopiques et idéalistes, ou sur le volontarisme politique. C’est pourquoi, aujourd’hui de nombreux électeurs de gauche ont des idées dites de « droite », consciemment ou inconsciemment, car ils ont censuré leur rêves et leurs espoirs, ou se sont résignés au réalisme économique, ou bien encore ont considéré que l’échec de la gauche était inhérent à la gauche, que son échec lui était en quelque sorte consubstantiel, que la gauche n’était qu’un accident de l’histoire.
Alors, comment devons nous réagir à ces transformations sociétales ? Il ne paraît pas sain d’être sans cesse nostalgique de la gauche d’antan. Par contre, il est nécessaire, voire indispensable, pour la survie de la démocratie, qu’il existe une gauche et une droite, c’est à dire une majorité et une opposition cohérente, ferme et résolue. Car il n’est pas intellectuellement, je dirai même humainement pensable, qu’il n’existe qu’une seule manière de diriger un pays. Il existe au moins deux voies possibles, voire peut-être même davantage. Et l’une de ses voies doit être celle de la Gauche. Or, celle-ci est aujourd’hui en crise, non pas seulement conjoncturelle, mais aussi et surtout structurelle. Pour que la gauche existe réellement, et non virtuellement, elle doit être anti nomique, ou antithétique avec la droite. Elle ne doit pas seulement être moins à droite que la Droite. La différence de nature doit impérativement subsister. C’est un véritable impératif catégorique au sens kantien du terme. C’est seulement en se rapportant à des idées, à une idéologie, à une philosophie, à une vision du monde et de l’homme, qu’elle trouvera sa cohérence, sa force et son opposition à la Droite. Sinon, elle risque d’être seulement réactionnelle, et de constituer une opposition molle au gré des circonstances. La Gauche mérite mieux. Etre de gauche au XXIe siècle, c’est d’abord, et avant tout, refuser les inégalités sociales et culturelles, et les injustices en France et dans le monde ; c’est combattre tous les conservatismes, les conformismes et les obscurantismes ; c’est penser que le monde capitaliste, tel qu’il est, peut être organisé autrement, qu’il n’existe pas de fatalité sociale, que l’homme n’est pas un voyageur qui passe dans un monde qui lui est étranger et tente de profiter au mieux des occasions qui s’offrent à lui ou de divers avantages, mais un être qui se voit et s’assume propriétaire du monde et responsable de son évolution. Bref être de gauche, c’est participer à la construction de l’Histoire, mais avec humanisme, tolérance, pacifisme et bien sur avec un esprit critique et un idéal de transformation sociale.
Dominique Baillet, militant socialiste du 19eme arrondissement de Paris
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.