Les gestionnaires de fonds visent des objectifs de rentabilité à trois mois. Ils sont un élément clé du processus qui lie l'expansion du crédit et la hausse constante du prix des actifs. Cette course en avant est caractéristique du capitalisme financier actuel, libéralisé et mondialisé.
Entretien avec Michel Aglietta, Professeur de Sciences économiques à l'Université de Paris-X Nanterre paru dans Le Monde.fr du 02.09.07.
La crise financière de cet été s'inscrit dans une longue liste de crises depuis la Thaïlande en 1997 jusqu'à la chute des valeurs Internet en Bourse en 2001. Le capitalisme est-il condamné à l'instabilité permanente ?
Les marchés financiers se focalisent successivement sur certains actifs : Bourse, immobilier, matières premières, etc. Souvent les actifs élus par la spéculation sont ceux qui bénéficient d'innovations. Les opérateurs pensent qu'ils vont s'apprécier, lèvent avec facilité des fonds considérables pour les acheter et, en conséquence, les prix, en effet, montent. C'est un processus autorenforçant puisque les prix plus élevés permettent de réapprécier les risques à la baisse et donc d'emprunter encore plus pour acquérir encore plus. Ce processus qui lie l'expansion du crédit et la hausse du prix des actifs est caractéristique du capitalisme financier actuel, libéralisé et mondialisé. On passe de bulle en bulle puisque ce système n'est doté d'aucun frein interne. Il faudrait que des investisseurs, avec une vision de long terme, disent : « Stop, les prix ont perdu tout rapport avec les valeurs fondamentales », et revendent alors que les prix montent encore. Mais aucun des gestionnaires de fonds ne raisonne ainsi. Tous sont mobilisés sur des profits à trois mois et leurs rémunérations au bonus les poussent simultanément dans le même sens. Les banques se sont converties, elles aussi, à évaluer leurs risques en se référant soit aux agences de notations, soit à des modèles internes, mais de toute façon calés sur les valeurs de marché. Résultat : pas de mécanisme stabilisateur. C'est l'organisation même de la finance moderne qui cause les bulles successives.
Jusqu'au krach ?
Forcément. A un moment ou à un autre, quand les prix ont atteint des valeurs très éloignées des niveaux fondamentaux, les opérateurs prennent conscience qu'ils sont sortis de la réalité. Ils le font sous un prétexte quelconque, imprévisible mais soudain, et ils vendent tous ensemble. C'est la panique.
Que peuvent faire les banques centrales ?
Deux éventualités. Soit la crise fait seulement peser un risque de liquidités sur les banques, parce que les investisseurs se précipitent sur les bons du Trésor. Alors les banques centrales doivent consentir des concours exceptionnels pour éviter une paralysie des paiements. C'est ce qu'ont fait la Federal Reserve et la BCE, cet été. La banque centrale joue là son rôle de prêteur en dernier ressort. Soit la crise est plus grave parce qu'il y a une insolvabilité latente des crédits. Les banques centrales craignent une contraction du crédit dans l'économie réelle. Alors la solution est monétaire : abaissement des taux d'intérêt pour faciliter le crédit.
Ce fut la solution toujours privilégiée par Alan Greenspan à la Fed. Quitte à provoquer le gonflement de la bulle suivante ?
Oui. Ce qu'il faudrait, c'est que les banques centrales tirent les sonnettes d'alarme plus tôt, lorsque les prix de tel ou tel actif sont devenus manifestement « irrationnels ». Le débat a eu lieu à ce sujet, mais les banques centrales ont répondu par la négative : elles se disent incapables d'évaluer le juste prix des actifs. Dès lors, elles ne prennent en compte dans leur mesure de l'inflation que les produits et services courants et elles se taisent sur les actifs qui flambent.
Elles ont tort ?
A mon avis, oui. Il est aujourd'hui possible, du moins pour les principaux marchés qui ont des données historiques longues, de calculer de façon assez fiable des valeurs fondamentales de long terme et de supputer quand les marchés sortent de l'épure.
Y a-t-il une autre solution ?
Il faudrait que des investisseurs de long terme prennent leurs responsabilités et établissent un rapport de force en leur faveur avec les sociétés de gestion et avec les hedge funds (fonds spéculatifs). En exerçant un monitoring ferme, ils réguleraient les marchés financiers et rendraient la finance moins instable. Je crois qu'une modification profonde des principes de gestion de la finance est l'étape aujourd'hui nécessaire dans la globalisation.
Cette nouvelle finance est le premier des grands changements du capitalisme que vous décrivez dans votre livre Désordres dans le capitalisme mondial. Un autre de ces changements est la suprématie de l'actionnaire.
Les deux sont liés. C'est la valeur actionnariale, la victoire de l'actionnaire sur le manager, qui exige des rendements financiers très élevés. Auparavant, le pouvoir était inverse : les managers décidaient de la stratégie en fonction d'un objectif de croissance et négociaient le partage des progrès de productivité avec leurs partenaires dans des contrats pluriannuels. Le dividende ou la valeur en Bourse était la dernière roue du carrosse. Aujourd'hui, le ROE (Return on Equity) est la norme fondamentale généralisée.
Mais cette inversion de pouvoir a des aspects positifs. Elle pousse les entreprises à innover, à baisser leurs prix et à s'améliorer sans cesse ?
Oter la protection des managers a réduit les coûts de gestion. Il y a vingt-cinq ans, lors de crises financières, les banques centrales hésitaient à intervenir pour distribuer des liquidités par crainte que cela ne débouche sur de l'inflation. Maintenant, la nouvelle gouvernance des entreprises, la pression concurrentielle et, concomitamment, l'émergence de l'Asie font s'éloigner le risque d'inflation. Nous sommes passés d'un régime des prix d'inclination inflationniste à un régime d'inclination déflationniste, où les acheteurs ont la haute main, tant pour la main-d'oeuvre que pour les produits.
C'est cela qui concourt à fabriquer des bulles : d'un côté, la disparition durable de l'inflation a réduit l'aversion pour le risque ; de l'autre, les nouveaux produits financiers et les nouvelles institutions financières, comme les hedge funds, permettent de disséminer les risques. Dans les systèmes financiers réglementés, les crédits bancaires étaient bornés et les banques centrales restrictives. Aujourd'hui, l'inflation est basse, le crédit coule à flots et les bulles de prix d'actifs se succèdent.
C'est l'Asie qui a changé le capitalisme ?
Il faut bien mesurer l'ampleur fantastique des changements de l'économie globalisée et l'étroite interdépendance de ses composantes. Le tournant a été pris après la crise asiatique de 1997. Après la chute du mur de Berlin en 1989, l'idée d'un capitalisme dominé par l'Occident prévalait. La mondialisation était vue comme une projection du capitalisme occidental. Les pays développés exportaient leurs capitaux dans les économies émergentes et les sommaient de s'ouvrir, de se libéraliser et de mener des politiques conformes aux intérêts des investisseurs : rigueur budgétaire et lutte contre l'inflation. Le libéralisme était le modèle unique, il s'imposait sous le nom du « consensus de Washington ».
Endettés en dollars, les pays d'Asie ont pris conscience à ce moment-là que leur développement restait entièrement dépendant des pays développés. Ils ont réorienté leurs politiques du tout au tout. Pour ne plus être importateurs de capitaux, ils axent leurs économies sur l'exportation et, pour assurer leur compétitivité, déprécient leurs monnaies. Ces pays mettent un coup de frein à la demande interne et deviennent excédentaires. Ils remboursent leurs dettes et gagnent leur indépendance face au FMI et à ses exigences. Ils entraînent deux conséquences à l'échelle mondiale : une inversion des mouvements de capitaux et une pression immense sur les prix des produits et sur les salaires.
L'Asie s'est affirmée sur un modèle différent du modèle américain ?
Cette autonomie politique gagnée s'observe aussi sur le coeur même du capitalisme : l'entreprise. Le modèle anglo-saxon se diffuse en Europe continentale. La France abandonne les « noyaux durs » d'actionnaires stables et l'Allemagne rompt le lien entre la banque et l'industrie ; aujourd'hui, le CAC 40 est détenu à majorité par des capitaux étrangers. En Asie, à l'inverse, un capitalisme d'Etat, à l'asiatique, se renforce.
Le Japon avait montré la voie d'une économie tournée vers l'exportation ?
Oui et non. Le rattrapage japonais s'est fait sur le marché intérieur. Les exportations se sont diversifiées au terme de processus de remontée des filières de production. La Chine est le pivot d'une intégration asiatique. C'est l'atelier industriel du monde qui reçoit les matières premières d'Australie, les biens d'équipement de Corée, de Taïwan et du Japon et les services financiers de Hongkong et de Singapour. Dix ans après ses crises, l'Asie est devenue un pôle incontournable du capitalisme globalisé.
Et que devient l'Europe ?
Le monde est polarisé par la relation entre les Etats-Unis et le groupe des pays émergents, dont la Chine. Cette relation est faite de collusion tacite et de rivalité latente à cause de l'inversion des mouvements de capitaux et de la dette américaine. Le besoin d'un rééquilibrage ordonné se fera sentir tôt ou tard : aux Etats-Unis, un relèvement du taux d'épargne et, en Asie, un réajustement des taux de change et un accroissement des demandes internes. L'Europe, faute d'une politique monétaire extérieure, sera très handicapée si le rééquilibrage se traduit par la seule pression sur l'euro, déjà surévalué. C'est aux monnaies asiatiques de s'apprécier. Ensuite, en Europe, l'erreur est de séparer les politiques macro des politiques micro. Il est urgent de les connecter pour définir des dynamismes industriels et soutenir les innovations par des politiques de croissance.
Propos recueillis par Eric Le Boucher