Gérard Bélorgey est préfet honoraire. Il a été consultant et conseiller d’organismes professionnels, ancien DRH ou DG de groupes français en restructuration (Usinor/Sacilor ; Boussac), délégué à l’Emploi entre 1985 et 1987. Cet article – qui veut faire écho à celui, sur ce blog, de Raphaël Wintreberg - a été publié au cours de l’été 2005 dans la revue «Passages».
Deux ans plus tard, l’actualité de ces informations et réflexions reste entière, en méritant toutefois d’être complétée par trois indications.
> L’un tient à la publication fin novembre 2006 du rapport Assemblée Nationale N° 3467 de Chantal Brunel (« les délocalisations, subir ou réagir ») montrant bien, combien pour prendre la mesure de la menace, il faut tenir compte des non localisations ( qui représentent au moins six fois les délocalisations). Mais dans sa recherche de réponses , la députée UMP fait essentiellement proposition de mesures visant à la compétitivité nationale, en considérant qu’on ne peut guère changer le monde.
> Il faut en second lieu rappeler que la campagne pour l‘élection présidentielle n’avait pas méconnu la question, mais que celle-ci n’a guère été vraiment traitée. Certes le programme du PS comportait des préconisations pertinentes: «Une meilleure protection de l’Union dans une concurrence commerciale désormais mondiale en établissant des règles sociales et environnementales applicables aux produits importés – ce qui suppose un débat sur les règles de l’OMC - et en unifiant la représentation de l’Union Européenne dans les institutions financières internationale »… « Il faut mettre – ajoutait-il - en œuvre des instruments capables de mieux protéger l’industrie européenne et son avenir notamment contre les délocalisations extra-européennes. Cette exigence appelle un renforcement du tarif extérieur commun ». Enfin, - disait toujours cette plateforme – « nous devons être à l’origine d’un projet fiscal fondé au départ sur la détermination de règles d’harmonisation entre les pays de la zone euro, qui ouvrira la voie à un impôt européen ». Mais ces thèmes n’ont guère fait de la part de la candidate, l’objet d’une grande valorisation, tandis que son compétiteur n’a pas manqué de mettre, à nos yeux, plus énergiquement en garde contre les effets du libre -échange incontrôlé. Pour autant, il n’a pas apporté dans ce domaine des propositions de « rupture » en matière de stratégie économique internationale.
> Depuis lors, la question de la TVA « sociale » semble bien mettre en évidence qu’une disposition transférant sur la consommation des charges qui pèsent aujourd’hui sur nos coûts de production aurait les effets intéressants de mieux nous protéger des importations des « low cost countries » et d’alléger les coûts de nos exports, tout en devant théoriquement maintenir stables les prix des produits français sur notre marché intérieur (s’il y avait effectivement répercussion sur les prix H.T. aux consommateurs des allégements qui seraient accordées aux entreprises, allégements qui pourraient d’ailleurs porter autant sur les cotisations salariales que sur les cotisations patronales, puisque celle-ci font déjà l’objet d’importantes exonérations insuffisamment sélectives). Néanmoins, dans la mesure où les ménages, du fait notamment de la grande distribution, s’approvisionnent largement en produits importés et où ils ne se reporteraient pas ou ne pourraient se reporter sur des produits nationaux , leur pouvoir d’achat s’en trouverait au moins, à due proportion, affecté ( sauf partielle compensation par les ajustements SMIC) . C’est bien pourquoi les socialistes ont dénoncé avec vigueur un tel projet. Il doit donc être clair que si le texte ci-dessous indique l’intérêt marginal du point de vue des coûts comparatifs d’une telle réforme, le risque de caractère négatif de son impact social la rend inadmissible si elle ne va de pair avec une politique compensatrice (notamment par l’augmentation des basses rémunérations et retraites) en matière de pouvoir d’achat. Tel est du moins le point de vue de l’auteur qui considère que les deux rapports Besson et Lagarde montrent bien les variantes et à quelles conditions une telle réforme pourrait ne pas pénaliser les plus modestes. Mais bien la conduire supposerait d’une part un tout autre contexte de politique économique et sociale que celle d’aujourd’hui, et d’autre part – étant entendu qu’il faut bien tenir les deux rênes des actions nationales et européo-internationales pour relever le défi des coûts comparatifs - la conduite simultanée d’actions de régulation du commerce mondial. Or, ce sont ces orientations que ne souhaite certainement pas le très influent négoce importateur qui tire ses meilleurs profits de la mondialisation sauvage et rejette pour « protectionnisme » tout ce qui veut la discipliner. De la même façon, l’avantage que conférerait la réforme TVA « sociale » aux produits français n’est manifestement pas de son intérêt. C’est pourquoi il y a de fortes chances pour que cette idée fasse long feu.
1 – Il y a plusieurs manières de considérer les délocalisations selon le contenu même que l’on confère à ce terme. Dans une définition restrictive, il s’agit du déplacement à l’étranger d’une unité de production (voire d’une unité uniquement consacrée à l’alimentation du marché national). Il est clair que cette conception va permettre une approche « rassuriste » : celle qui domine dans les travaux des économistes des pouvoirs publics (cf. Rapport du Sénat, n° 374, 2003-2004, « Délocalisations : pour un néo-colbertisme européen » ; et les rapports du Conseil d’analyse économique : L. Fontagné, directeur du CPEII et J.-H. Lorenzi, « Désindustrialisation, délocalisations » ; J.-P. Betbèze, « R&D, financement et croissance : quels choix pour la France dans l’Union Européenne », La Documentation française, 2005. Sur des appréciations différentes de la mesure des délocalisations, voir en outre le rapport Katalyse sur les emplois de services » dans lesquels 202 000 emplois seraient menacés ; le rapport Altédia, basé sur des interviews de chefs d’entreprise se délocalisant et faisant prévoir le caractère massif des transferts d’activités vers l’Est européen et les pays émergents ; le rapport Levet pour l’ex-commissariat général au Plan, avec les interviews de chefs d’entreprise se maintenant sur le territoire et qui expriment la capacité de résistance des PMI-PME).
Ce sont ces bases qui ont inspiré de nombreux articles et dossiers de presse (Cf. Challenges, n° 230, 9 septembre 2004 ; Le Monde, 4 mai 2004, « Le grand méchant loup des délocalisations démystifié », 22 juillet 2004, F. Lemaître : « Faut-il craindre les délocalisations ? » ; Alternatives économiques, octobre 2004, dossier « Le défi des délocalisations ». En général - si on ne prend pas toute la mesure des risques, notamment en matière de services (l’étude de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement du 24 septembre 2004 met en exergue l’importance des transferts de tous les pays et au premier chef des États-Unis vers les pays en voie de développement) qui sont largement concernés - y compris pour une part de la recherche - les acceptions retenues porteraient à penser que les délocalisations sont « marginales ». Elles le sont comme l’est la petite partie émergée d’un iceberg. Elles sont les arbres qui à la fois cachent et révèlent la forêt.
« La forêt », c’est ce que met en évidence une conception large et fondée. On constate en effet une « tendance lourde », fortement lisible dès les années 1970 (cf. en mai 1993, étude de Maurice Lauré in Futuribles ; en juin, rapport J. Arthuis, pour le Sénat) . La substitution à des productions localement obtenues, en France, de biens et de services réalisés ailleurs prend plusieurs formes de même résultat négatif sur l’emploi : outre les transferts susvisés à l’étranger, constituent bien des délocalisations - d’approvisionnements - tous les remplacements d’activités nationales (agricoles, industrielles, tertiaires) par des importations matérielles ou immatérielles. De même tous les remplacements d’exportations françaises par des fournitures émanant d’autres pays valent délocalisations, les pays émergents nous remplaçant encore plus dans les importations des pays tiers que dans l’alimentation de notre propre marché intérieur. Dès lors, ce sont des firmes, pour tout ou partie externalisées, qui réalisent désormais, dans et depuis des pays tiers, ces livraisons qui ne sont plus, à due proportion, génératrices d’emplois sur le sol national .
2 – Il y a également plusieurs manières d’apprécier ces mouvements. Celle qui chercherait à les entraver sans traiter leurs causes et conséquences serait contre-productive. En toute hypothèse, les entreprises qui délocalisent ne sauraient être tenues pour responsables, ni, a fortiori, être pénalisées. C’est une obligation stratégique lorsque l’absence de transfert génère une situation pouvant être destructrice d’emplois. Les délocalisations réussies peuvent, tout au contraire, être porteuses dans le pays d’origine lui-même d’emplois induits, notamment lorsqu’elles sont simultanément créatrices d’un marché supplémentaire dans la région mondiale d’accueil. Comprendre que les entreprises se soumettent à de telles contraintes suppose d’admettre le système qui les crée : celui de la mise en libre communication d’économies hétérogènes. La campagne pour la compréhension des délocalisations est du même coup une campagne pour le libéralisme économique international auquel on reconnaît, en contrepartie des pertes d’emplois qu’il génère, la faculté, sur la durée, de créer des activités qui n’existeraient pas sans la globalisation.
C’est bien ce que soutiennent les analyses imputant essentiellement à d’autres causes que les délocalisations le niveau de chômage : à la combinaison de la productivité et de l’insuffisante flexibilité de l’économie sociale. L’autre approche considère que le niveau du « désemploi » (de l’ordre de 150 % du chiffre officiel du « chômage » dès lors qu’il prend aussi en compte, de manière pondérée, les personnes en formation ou en préretraite et, pour partie, les salariés à temps partiel à la recherche d’un emploi à temps complet) de pays avancés comme la France et l’Allemagne résulte des facultés de délocalisations au sens large qui ont été ouvertes, depuis plus de trois décennies, par la libéralisation des échanges, sans que soient traités les facteurs fondamentaux nationaux et internationaux d’inégalité des concurrences. C’est dire que les préconisations avancées pour faire face au phénomène ne relèvent pas de la même philosophie : les unes tendent à faire penser qu’il est possible d’y répondre dans le cadre du modèle de l’économie libérale mondiale globalisée ; les autres sont inspirées de la considération que, sans une part de régulation du commerce mondial, les mesures volontaristes considérées ne sont pas de nature à enrayer les conséquences de la division internationale du travail qui est à l’œuvre.
Cette division internationale du travail implique, en effet, l’une et l’autre des conséquences suivantes. Toutes choses égales en matière de coûts nationaux de productions, nombreuses sont celles qui ne peuvent être rentables que délocalisées. De ce fait, pour la part d’activités et d’emplois qui correspondent à ces productions, les perspectives sont leur suppression sur le constat que l’on ne peut avoir une stratégie de compétition par les prix avec les pays à bas coûts de revient. La voie est alors de savoir si, comment et par quoi ces activités peuvent être remplacées. L’autre voie est d’obéir aux conséquences mécaniques de la compétition internationale qui sont de contenir ou faire baisser les salaires ; d’augmenter sans compensation le temps de travail ; pour le moins, de bloquer le niveau des cotisations sociales et, donc, si les prélèvements ne suffisent pas aux besoins, de remettre en cause les prestations, en acceptant des risques maladie et vieillesse mal couverts et un chômage mal indemnisé ; de réduire les prélèvements publics puisqu’ils pèsent sur les coûts et freinent l’investissement ; de développer les privatisations et de gérer une rétraction des services publics. La combinaison des deux voies semble inévitable. Si « la sortie par le haut » ne suffit pas, une part d’« ajustement par le bas » entraînera une diminution significative du niveau de vie d’une part de la population active et des sécurités de beaucoup. Tels sont les enjeux dès lors qu’il s’agit non seulement de pouvoir se confronter aux pays avancés de l’ancienne Europe, mais également aux pays à faibles rémunérations du travail qui sont hors de l’Union, comme à ceux qui viennent d’intégrer celle-ci grâce à l’élargissement.
L’évolution de nos structures économiques résulte certes d’un mouvement de longue haleine de développement des productivités et des spécialisations sur les cœurs de métier, mais est aussi accélérée par la libre circulation et la mise en concurrence déloyale de distorsions sociales et fiscales caractérisant des biens et services offerts en compétition d’un côté par les nations avancées fondatrices de l’Union européenne, d’un autre côté par celles qui y ont été accueillies depuis lors ou sont en voie de l’être. Cette situation est également le produit d’un très large désarmement tarifaire de l’Europe vis-à-vis des pays tiers, que ceux-ci respectent ou non des normes de travail, d’environnement ou de correction monétaire.
3 – Or, le bilan des effets des échanges internationaux, dans le cadre de la libéralisation du commerce mondial, apparaît très mitigé. D’un côté les pays développés à niveau social avancé subissent la concurrence de la part des zones à bas ou très bas salaires et à faible ou quasi inexistante protection sociale, ainsi que de la part des moins-disants fiscaux. D’un autre côté les pays en retard de développement sont réciproquement pénalisés par ce que les économies dominantes leur font subir. En contrepartie de ce jeu « perdant-perdant », il y a deux catégories de bénéficiaires de la globalisation. La première est constituée des pays européens dont les retards sociaux ont assuré la compétitivité sur beaucoup de segments de marché, d’abord agricoles, puis dans de larges secteurs, et qui, de surcroît, ont bénéficié des politiques de rattrapage des fonds structurels, les meilleurs exemples étant ceux de l’Espagne et du Portugal, ainsi que de l’Irlande, en attendant toute la nouvelle Europe de l’Est. Le second groupe de gagnants est constitué des catégories privilégiées des pays tiers, pays les moins avancés et émergents devenus les fournisseurs de tous les marchés que nos producteurs ne peuvent satisfaire aux prix imbattables que permettent des structures sociales oligarchiques. Mais, la politique des plus bas prix possibles est celle des institutions internationales (OMC, UE) et de bien des États. Elle se veut précaution contre l’inflation et service du consommateur, même si le négoce mondial, loin de répercuter à celui-ci l’avantage comparatif, prend d’appréciables marges grâce au différentiel entre le coût de revient obtenu par la compression sociale locale et le prix de vente terminal.
Le pendant des gagnants de cette mondialisation-là est constitué de ceux auxquels elle n’apporte guère. Ce serait sans doute abuser que d’y placer tous les travailleurs des pays tiers émergents puisqu’il est vrai qu’à côté de situations récurrentes de quasi-esclavage, on constate une tendance significative à la hausse des rémunérations salariées et des protections sociales dans une partie de cet ancien tiers-monde. Personne par contre ne conteste que le « gap » s’accroît entre les pays avancés et les pays les moins développés où la libéralisation commerciale ne suffit pas à réduire la précarité (cf. rapport 2004, Cnuced ). En effet les pays qui n’ont guère « décollé » ne parviennent pas à bénéficier du libre-échange : aux yeux de certains parce que « leur extroversion » les empêche de faire naître, derrière une protection tarifaire de démarrage, des chances de développer des fabrications réalisées localement ; aux yeux des libéraux parce que les échanges ne sont pas assez libérés : ceux-ci attendent de l’effet des bas prix d’importation de produits réalisés à grande échelle un levier sur le niveau de vie. Mais cela ne peut être vrai que si les régions « dans la trappe de la pauvreté », ne sont pas aussi dans celle de l’autarcie. Or pour sortir de l’autarcie, il faudrait qu’elles puissent gagner leur vie, ce qu’entravent (comme dénoncé par Joseph E. Stiglitz, , La Grande Désillusion, Fayard, 2002) d’une part des soutiens de pays avancés à leurs producteurs nationaux pouvant faire que certains de leurs prix agricoles soient plus bas que des prix locaux (mais il y a eu un progrès correctif lors du round de l’OMC à Genève, en juillet 2004); d’autre part des protections tarifaires ou contingentaires à l’encontre de produits tropicaux ; enfin la baisse des cours de grandes matières premières, ressources du tiers-monde.
Quant aux bilans et aux effets sur les perspectives françaises (comme allemandes), ils sont à la fois contrastés et lourds d’incertitudes. En termes quantitatifs d’emploi, la nouvelle division internationale du travail se traduit négativement par des pertes, mais aussi globalement par des gains qui constituent le réel versant positif du libre-échange : en contrepartie de notre ouverture, nous gagnons des marchés pour de nouvelles strates de biens et services, tandis que l’effet des investissements croisés génère des activités sur le sol national permettant de satisfaire la demande locale comme des commandes externes. La comptabilité en emplois des soldes de ces échanges est rendue délicate puisque le commerce extérieur est apprécié en valeur. Après une période (1981-1993) où ces flux ont manifestement entraîné, en solde net cumulé, un déficit important (cf. Cl. Vimont et F. Fahri, Economica, 1993 et 1997 ; et l’analyse critique de ces travaux dans mon livre Trois illusions qui nous gouvernent, France-Empire, 1998, p. 67 et suivantes), la création d’emplois marchands fondée d’une part sur une balance positive en valeurs comme en emplois des échanges avec l’extérieur et, d’autre part, sur les services – malgré le déclin de l’emploi primaire agricole et secondaire industriel, et malgré l’augmentation de la « population active » (c’est-à-dire de la demande, notamment féminine) – a schématiquement permis sur la longue période d’à peu près cantonner en moyenne le « désemploi » français – mais sans jamais le résorber puisqu’il porte depuis les années 1980 le trou de plus de un million de postes de travail. Même si, au bénéfice de pays avancés, comme le couple franco-allemand, le contenu en valeur des échanges extérieurs peut augmenter, son contenu en emplois diminue puisque les produits d’activité de main-d’œuvre sont de moins exportés et de plus en plus importés et que ce qui, par ailleurs, est exporté intègre de plus en plus de produits à haute intensité de capital et valeur ajoutée, mais obtenu avec beaucoup moins d’emplois. Ces échanges jouent de toute façon en défaveur des salariés européens non qualifiés. Les importations en provenance des pays du Sud faisant perdre annuellement 1 % d’emplois industriels, (selon le rapport CAE précité, ce qui est certes modeste en flux, mais de fort impact en cumul) et l’irrésistible attrait des pays de l’Est s’exerçant sur les activités de transformation, ce n’est pas en termes de niveau d’industrialisation, mais en termes de total des activités solvables nationales que le défi peut être traité. Il est celui d’empêcher le « siphonage » de la croissance mondiale moyenne (de l’ordre de 4 % an) par d’autres puissances, alors que notre croissance annuelle moyenne sur la dernière période pluriannuelle est de 1,2 %. En effet nous cumulons les handicaps des produits à haute intensité de main-d’œuvre, d’un coût du travail qui est un gros multiple de celui de pays tiers et celui d’une dégradation de nos positionnements dans le haut de gamme.
4 – La première démarche de salut est donc bien de tirer les conséquences de la logique des avantages et coûts comparatifs qui gouverne la division internationale du travail. Si l’on considère les déterminants des localisations d’activité, ce sont le coût des rémunérations du travail, celui des garanties sociales et la rigidité de l’emploi qui handicapent fondamentalement la vieille Europe et plus particulièrement la France et l’Allemagne, qui n’ont pas bénéficié des retards sociaux des pays méditerranéens ni n’ont appliqué la sévérité britannique. Les externalisations et délocalisations répondent au problème de la décroissance de rentabilité du capital (cf. Immanuel Wallerstein, Sortir du monde états-unien, Liana Levi, 2004) dont les profits sont affectés par l’augmentation des charges salariales, sociales, collectives et donc fiscales, ensuite par l’augmentation des coûts de certains intrants (par exemple, le pétrole) et, enfin, désormais, du moins en Europe, par la charge de l’élimination propre des déchets de la production. La translation vers les pays les moins avancés et émergents est, sous réserve de la sécurité politique, une réponse largement efficace d’autant que le coût financier des investissements n’y est pas nécessairement plus élevé (et tout au contraire parfois bien bonifié) que dans les pays avancés. L’attractivité qui en résulte pour les investisseurs n’est pas annulée par les charges de transport : l’accessibilité aux grands marchés solvables est assurée sans surcoûts importants à la faveur de concurrences maritimes impitoyables, tandis que le Net distribue aisément beaucoup des prestations de services.
Les pays du noyau de l’Europe conservent néanmoins, à certaines conditions, de solides facultés. C’est sur leurs propres marchés de grande consommation que sont bien localisées des activités de conception, mise en valeur, marketing et négoce (car il est vrai que cette nature d’emplois - mais celle-là seulement - ne peut exister qu’auprès de la demande finale) de produits grand public incorporant ces valeurs ajoutées, mais dont la fabrication se fait ailleurs à un prix dérisoire (l’exemple typique est donné par la société Nike). Ensuite, certains types de services (une part du BTP, le tourisme, les services aux personnes, la santé) semblent non délocalisables. Surtout, les nations de la petite Europe ont détenu l’avantage d’une « efficience économique globale » (cette notion, dégagée par l’école de Malinvaud, tend à prendre en compte ce qui ne se mesure pas analytiquement, mais résulte synthétiquement d’un faisceau de facteurs ne se trouvant réunis que dans les pays avancés) engendrant leurs productivités du travail, leur qualité dans les réalisations à forte intensité culturelle, technologique et capitalistique, leur faculté de compétitivité « hors prix ». La contrepartie en dépenses de cette efficience globale est largement dans les coûts collectifs qu’elle implique de consentir. D’après Daniel Cohen, - communication au au CEPR en septembre 2002 : « Why Are Poor Countries Poor ? » et son livre, La Mondialisation et ses ennemis, Grasset, 2004 - selon une échelle pouvant aller de 1 à 8 (et pour le cœur de la cohorte de 1 à 4) entre les différents types de pays, ce facteur de pondération est peu sensible sur les activités à forte intensité de main-d’œuvre, mais diminue très significativement l’avantage d’un bas coût du travail selon que d’autres facteurs de production (équipements, formation, capital technique, services supports, recherche, savoir-faire, ingénierie financière, etc.) doivent être mobilisés et selon les avantages d’échelle qu’apportent des clientèles fidélisées.
Si, dans le haut de gamme sur de larges marchés, nos pays à bonne rémunération du travail semblent compétitifs, d’autres pays (et n’est-ce pas, dans des secteurs respectifs déterminés, après les jeunes dragons, les cas exemplaires de l’Inde et de la Chine ?) parviennent à cumuler les avantages de bas coûts du travail et d’approvisionnement et celui d’un substitut à l’efficience économique globale, moins coûteux que celle des vieux pays socialement avancés. : ils achètent une « efficience économique ciblée » par des dépenses sélectives (d’équipements structurants, de formation spécialisée, de recherche et développement, de services aux entreprises d’export, etc.) sans s’alourdir comme nous, au bénéfice de tous, de charges sociales généralisées. Ils atteignent ainsi à la capacité d’offrir les mêmes biens et services de moyens et hauts niveaux que les pays avancés sans les mêmes charges collectives. À une division internationale du travail gouvernée par les coûts du travail et des approvisionnements se substitue progressivement une compétition sur tous les segments du type de la compétition d’aujourd’hui entre les pays avancés eux-mêmes. Néanmoins, la potentialité privilégiée des pays avancés est encore aujourd’hui constituée de l’ensemble des produits et services de haute technologie et forte valeur ajoutée liés aux modes de consommation sophistiqués qu’ils inspirent. Ce n’est décisif que pour autant que leur propriété intellectuelle est protégée (et non violée) et pour le temps où ils peuvent garder des exclusivités, la survie étant conditionnée par une capacité permanente de fuite en avant. Ce challenge devient donc de plus en plus difficile et il nécessite d’accompagner l’efficience économique globale d’actions qui la valorisent. Au premier chef en définissant par des politiques industrielles volontaristes à moyen terme (donc, pour des produits à long délai de retour sur investissement, non soumises aux rentabilités immédiates du marché), soutenues par des choix de recherche et d’innovation, les segments des meilleures spécialités, et en ayant toujours une bonne longueur d’avance. Tels sont d’ailleurs les axes qui inspirent des préconisations du type de celles des rapports cités en ouverture de cette étude.
5 – La recherche de réponses au niveau national au « défi des délocalisations » comprend donc en premier rang tout ce qui concerne l’impulsion vers ce « haut de gamme », complété et balancé par des activités à forte utilisation de personnels comme les services réputés abrités (de type touristique, de service aux personnes, ou, pour une part, de réalisation de BTP). Mais ces deux volets de marché ne sont pas totalement abrités, les uns contre les concurrences entre pays avancés ou contre les progrès très rapides des nouveaux compétiteurs, les autres à l’égard des pays européens pouvant capter une part de la demande vers leur territoire, ou offrir des prestations par le libre établissement de leurs entreprises de services (c’est le point du débat ouvert par le projet de directive dite Bolkestein) ou ayant de forte capacité de migration de main-d’œuvre dont les coûts réels d’emploi peuvent être souvent minorés par rapport aux nôtres. De plus, on ne saurait, postuler que ces deux gisements suffiront au niveau nécessaire d’emploi.
Tout intérêt doit donc subsister à l’égard d’autres jeux de diagnostics et recommandations visant à assurer les moyens de la compétitivité et de la croissance. La proposition du sénateur Philippe Marini sur l’hypothèse de substituer à des cotisations sociales, pesant sur la production et les services, une « TVA sociale » favorable au commerce extérieur s’inscrit très imaginativement dans la stratégie de réponse aux délocalisations. Le rapport de Michel Camdessus (Le sursaut. Vers une nouvelle croissance pour la France, La Documentation française, 2004. appelle à une série de changements cohérents dont deux axes solidaires sont « l’économie de la connaissance » et « la maîtrise de la dépense publique », tant il est vrai qu’on ne saurait conduire le développement du haut de gamme sans dégager des priorités budgétaires impliquant une sévère politique d’économies qui sera, au contraire du premier thème séducteur pour tous, difficilement consensuelle. Les autres réformes dont le caractère indispensable est mis en exergue portent sur une reconstruction des régimes du travail et de l’emploi.
6 – Ces actions ne seront jamais politiquement possibles sans de bonnes clefs sociales. Alors que le monde du travail est fortement prévenu contre la logique de la pression sur les coûts sociaux français de production qu’illustrent fortement les délocalisations, comment éliminer les rentes et restaurer la valeur travail, sans passer par une forme de charte non écrite avec les partenaires sociaux ?
Une précaution de base est de ne pas déraper dans une campagne cherchant à culpabiliser les Français qui auraient bien mérité, du fait de politiques de l’emploi conservatrices et de politiques sociales laxistes, leurs problèmes actuels. Était-il possible, au moment des transformations de l’économie française des années 1968 à 1980, de ne pas garantir, sous l’impulsion de Georges Pompidou, un haut niveau de protection pour faire accepter du chômage de transition entre deux périodes de travail ? Était-il possible lorsque, dans les années 1980, face aux restructurations lourdes, il n’existait pas, vraiment pas, d’emplois à offrir aux nombreux licenciés qui n’avaient aucune issue que des congés de conversion sans grands débouchés, de ne pas recourir massivement aux préretraites, qui servaient au demeurant aussi bien les jeunes que les anciens puisque les premiers bénéficiaient aussi de postes de travail libérés par solidarité ? Or il est couramment tenu dans la presse, et en se couvrant de l’autorité sentencieuse de chercheurs qui n’ont eu aucun vécu d’entreprise, des propos totalement irresponsables. Ils nourrissent l’appréhension de tous ceux qui, même bien disposés pour des réformes raisonnables, se demandent jusqu’à quels renoncements la nouvelle intelligentsia veut conditionner le pays.
La seconde précaution est de tenir compte du fait que nos sociétés fonctionnent selon un exercice d’équilibre très difficile. Dès lors qu’en Occident les pauvres sont minoritaires (ce qui est la ruine des schémas marxistes : cf. Alvin Toffler), ceux-ci ne peuvent avoir d’influence directe sur les options de politique économique, mais le besoin politique d’un certain consensus social et le besoin économique d’un certain niveau de demande portent tout pouvoir à leur apporter l’assistance. L’assistance est la condition du libéralisme : pour faire face aux inégalités qu’engendre l’économie de marché ne pouvant – c’est probant – se dispenser de l’État critiqué. Ni de ses ponctions. Les gains en valeurs de cette économie de marché rendent ces ponctions, jusqu’à un certain point, possibles pour pallier les pertes en emplois et les précarités que ce marché engendre. Traiter les « exclus » mène à prélever sur les « pourvus » ; mais il faut préserver la capacité à investir et à prendre des risques de ceux d’entre eux qui en ont les moyens. La ponction va donc se concentrer sur les classes moyennes, divers systèmes d’incitation et d’exception protégeant les plus aisés. Pour autant deux frondes s’amplifient. Les « mieux pourvus » soutiennent qu’ils n’ont plus les moyens, par rapport à ce qu’on leur offre ailleurs, d’être le levier économique qu’on attend d’eux et se « délocalisent » d’une manière ou d’une autre. Beaucoup des « moins pourvus » entrent dans la contestation politique, c’est-à-dire non seulement dans l’opposition au camp (quel qu’il soit) qui est au pouvoir, mais aussi, en nombre, rallient les extrémismes, notamment de droite, où ils rejoignent des déçus de la gauche. Chaque budget illustre les contradictions dont on cherche les conciliations : tout ce qui peut être dégagé comme marge de manœuvre est réparti soit pour atténuer les coûts et créer des incitations au profit des « entrepreneurs », soit pour panser les plaies au profit des « pénalisés ». Dans ce cadre, toute disparition d’activité, avec l’incertitude des relais, constitue, dans un climat d’angoisse et de mobilisation syndicale impuissante, une interpellation sociale grave et nourrit la contestation contre notre démocratie du marché.
La porte étroite d’une politique de cohésion sociale dans l’efficacité économique serait de parvenir à un « deal ». D’un côté, par une espèce de lecture non idéologique de propositions comme celles du rapport Camdessus, il conviendrait d’obtenir, en contrepartie d’une consolidation des acquis sociaux fondés, une révision consentie des abus et un pacte de productivité soutenu par une réelle évolution des mœurs. D’un autre côté, il faudrait apporter aux partenaires syndicaux la satisfaction de mesurer l’intérêt d’une dose structurante d’économie mixte. L’appropriation privée des moyens de production et leur financement par le marché ont pour socle et accompagnement incontournables une obligatoire inégalité substantielle des conditions, de telle sorte qu’une propension suffisante à épargner, à investir, à risquer, se dégage de la part des titulaires des meilleurs revenus nets d’impôt. Lorsqu’on privatise pour réaliser des ressources exceptionnelles, mais aussi par principe idéologique, on court non seulement les risques bien connus de dégradation des services et d’inégalité entre les usagers, mais surtout on aggrave la fracture sociale : à l’appropriation collective sont alors substitués, par divers truchements, des porteurs de parts qui, dans l’attente d’un capitalisme populaire sécurisé, trouvent les moyens de leurs placements dans l’inégalité des revenus. À l’inverse, une part d’appropriation publique et de financement collectif de segments stratégiques de l’économie, dont les services publics fondamentaux, contribue à la régulation sociale, sans empêcher les alliances internationales des firmes considérées. Encore faudrait-il que les agents de ces services publics comprennent que ceux-ci ne peuvent rester publics que s’ils ne campent pas sur des positions de rente, mais qu’ils doivent – entreprises et salariés – être incontestables par leur qualité, en étant d’ailleurs, par là, l’un des atouts de l’efficience économique globale.
7 – Au-delà de ces défis français, le plus complexe est européen. À supposer qu’un faisceau d’actions nationales de toute nature, techniques comme psychologiques, puisse nous faire gagner des marges – à l’image de la combinaison, au Danemark, d’un système chômage incitatif à la reprise d’activité et accepté et d’un système de TVA sociale – ces progrès seraient sans doute de nature à nous placer dans une pugnacité très améliorée, au niveau des pays du noyau de l’Europe. Mais les écarts avec les nouveaux pays européens (Peco) sont tels que des gains sur les charges et sur la durée du travail, ainsi que sur les coûts publics et les fiscalités, ne paraissent pas à la mesure de les combler.
C’est sans doute pourquoi - comme le rapport précité du Sénat y porte en reprenant la déclaration de la commissaire polonaise aux Affaires régionales estimant qu’il faut, pour faire face aux défis des pays émergents, privilégier les régions des dix nouveaux États membres et favoriser les délocalisations au sein de la grande Europe - on commence à distiller l’idée selon laquelle il faut « dénationaliser la question de l’emploi » : en d’autres termes, apprécier globalement l’emploi européen en considérant que les localisations nationales de ces emplois ne sont plus qu’une affaire « d’aménagement du territoire ». Or, ce ne peut être vrai dès lors que l’Union n’a pas les capacités minimales d’un État pour rendre la concurrence saine et viable par un socle d’harmonisations sociales et fiscales. La comparaison avec le marché unique des États-Unis n’a non plus aucun sens parce que l’État fédéral américain assure un socle de règles du jeu communes (et protectrices d’ailleurs de l’emploi national) que n’assure pas l’Europe dont l’incohérence est d’avoir un marché unifié mais des législations très différentes.
L’élargissement de l’Union, sans contrainte de rapprochements des règles de la vie sociale, va nous poser des problèmes considérables, compte tenu de la capacité de concurrence des pays du noyau historique par des nouveaux adhérents ayant le double avantage des meilleurs coûts et des aides de rattrapage. Ils devront certes en contrepartie observer les disciplines des politiques communes. Mais lorsque ces politiques relèvent de décisions prises à l’unanimité, il n’est pas crédible que les nouveaux arrivants consentent à se priver de leurs avantages relatifs. Ainsi, sauf progrès considérable de la négociation interne à l’Union pour obtenir des ajustements adéquats - aussi provocant soit-il, celui de lier les aides régionales à un minimum de pression fiscale dans le pays bénéficiaire en est un - l’élargissement géographique sans élargissement significatif de la règle de la décision à la majorité qualifiée est un jeu à très haut risque.
8 – Au niveau mondial, par ailleurs, nous ne sommes pas confrontés à un problème d’adaptation, mais à des questions de survie. L’irruption de milliards d’individus motivés et d’un rapport exceptionnel coût/qualité sur le marché du travail planétaire, aptes hier à toutes les activités de main-d’œuvre, aujourd’hui à un très large clavier de productions, demain, sinon déjà, à beaucoup de haute gamme (ce qui limite l’effet de nos politiques de « sortie par le haut »), avec la faculté de mobiliser des moyens de financement considérables privilégiant les sites à haute rentabilité des pays les moins-disants sociaux et fiscaux, ne peut que faire voler en éclat la vieille théorie des avantages du libre-échange pour tous.
On ne supportera pas à la fois quatre facteurs qui se conjuguent contre l’emploi : les effets directs, avant l’effet global de croissance, des gains de productivité et les compressions d’effectifs marchands ou publics devant aller avec une volonté de compétitivité ; une part de perversité des politiques de soutien par la consommation puisque la demande se porte largement sur l’importation ; les effets évidents de l’élargissement à vingt-cinq, sinon à plus ; enfin des ouvertures commerciales mondiales sans fin. Ne pas se préparer à gérer de tels cumuls de dangers ferait que les promoteurs d’une sympathique intégration des nations orientales voisines avides de bénéfices communautaires pourraient bien avoir conduit les sociétés de la vieille Europe - dont l’Allemagne qui mesure déjà le prix de sa réunification à de redoutables tensions sociales et politiques.
Or, savoir vraiment comment répondre à cette équation constitue actuellement, comme l’était hier, selon Jean-Paul Fitoussi, la question monétaire, « le débat interdit », puisqu’il conduit à douter des vertus du libre-échange non régulé et des credo des politiques qui se sont quasi tous ralliés au marché mondial. Les uns y voient leur avantage de garantir une obligation de rigueur sociale les prémunissant contre les rêves d’une société plus juste ; d’autres rêvent à l’inverse, ou feignent de croire, que la mondialisation fera cheminer vers une amélioration substantielle des conditions des populations des pays tiers, tempérant du même coup les concurrences. Or, une telle hypothèse est totalement irréaliste : on ne peut imaginer qu’à un horizon raisonnable puisse progressivement s’établir une relative convergence des coûts salariaux, sociaux et collectifs, d’autant que lorsqu’un pays progresse un peu, il y a toujours une délocalisation possible vers une réserve de main-d’œuvre moins exigeante. Si nous attendons le rattrapage automatique, nous mourrons guéris et la plus grande part du reste du monde restera dans sa trappe de pauvreté. Le « laisser-faire » ne peut ni servir nos intérêts ni permettre de prendre en compte ceux des pays en voie de développement.
Pour conjurer la conjonction meurtrière des effets d’une large zone de libre-échange entre pays très dissemblables et d’une large ouverture de cette zone au monde entier, la question est de savoir si une certaine réactualisation de la notion de « préférence communautaire », ne serait pas, du fait même de l’élargissement, à nouveau bienvenue. Ce n’est pas tout : la concurrence entre l’Europe et les pays tiers, loin de s’exercer uniquement par les exportations de ceux-ci en Europe, s’exerce frontalement par la compétition entre les produits et services de l’une et des autres sur les mêmes marchés d’exportation et s’exercera - c’est déjà bien engagé - de plus en plus massivement sur tout le clavier des fabrications et services au fur et à mesure que les compétiteurs se doteront de haute capacité technologique sans la payer au même prix social et fiscal que nous. Une dose de « préférence communautaire » ne répondant pas au besoin de se mettre à l’abri de la perte de ces débouchés externes, on est conduit à s’interroger, de plus, sur l’opportunité de mettre en œuvre des soutiens à certaines de ces exportations européennes. Il conviendrait naturellement que ces soutiens restent sélectifs, provisoires et proportionnels à nos handicaps sur le marché mondial, tels que ceux-ci résultent notamment de la sous-évaluation du dollar et d’autres devises. Mais, à ces conditions, qui pourrait soutenir qu’ils ne seraient pas équitablement fondés ? Le seul point important sera de savoir comment éviter ou gérer des rétorsions. On a dit autrefois que de telles politiques aboutissaient à se repasser « le mistigri du chômage » entre nations, mais en excluant d’y recourir partiellement de manière raisonnable, le résultat obtenu est que ce sont nos pays du noyau de l’Europe qui héritent de ce mistigri ou de l’obligation de réformes drastiques de leur modèle social.
Aller vers une part de changement – car aujourd’hui le changement n’est pas ce qu’il était hier : déréguler ; il est désormais de savoir doser – ne renvoie pas les pays pauvres à leur pauvreté à condition de tenir solidairement compte des intérêts des populations des pays en voie de développement. Or beaucoup de ceux-ci se voient fermer toute perspective de progrès par les conséquences de la concurrence à tout prix. Non seulement la recherche du plus bas prix de revient (et des meilleures marges) comporte des risques considérables dans le domaine de l’environnement, mais, en augmentant les tensions concurrentielles entre fournisseurs du Sud, favorise l’aggravation de la situation de leurs populations respectives. Dans bien des régions du monde, la pression sur les rémunérations et la stagnation des conditions de vie s’opposent à la croissance de la demande interne en tant que levier de développement. Là où un tel levier est pour partie opérant, comme en Chine, c’est dans le cadre d’économies très inégalitaires dont les tensions entre les carences fondamentales (l’insuffisance des ressources énergétiques, la condition des masses laborieuses) et les appétits d’exportations massives vont se répercuter sur tous les flux mondiaux, avec l’effet positif correcteur mais limité de la demande de produits occidentalisés. Dès lors que le libre-échange mondial ne résout ni bien les problèmes d’emplois du Nord ni guère la précarité du Sud, la bonne voie serait de concevoir et de négocier entre l’Europe et une part des pays les moins avancés et émergents une construction de développement combiné très volontariste.
9 – Pour définir une technique de développement combiné, il est intéressant de se référer à des propositions plusieurs fois faites par le passé, mais qui n’ont pas été exploitées, malgré la notoriété de leurs initiateurs (cf. notamment Maurice Lauré, in Futuribles, précité, « Les délocalisations : enjeux et stratégies des pays développés » ; Bernard Cassen in Le Monde diplomatique, février 2000 : « Inventer ensemble un protectionnisme altruiste »). Ceux-ci ont suggéré qu’au regard, dans certaines filières, des prix de dumping obtenus dans de très nombreux pays en voie de développement à raison de la méconnaissance de la sauvegarde de l’environnement et des droits de l’homme au travail, soient substitués à des droits de douane, « confisquant la richesse à laquelle les pays d’exportation donnent naissance », des « droits restitués ». Ces pays auraient ainsi la possibilité de « retirer de leurs exportations vers les pays développés des possibilités d’importation aussi élevées que si le travail inclus dans leurs exportations avait été évalué au même niveau que celui des pays développés ». Le schéma de ce « protectionnisme altruiste » est donc que l’Europe prélève à l’entrée sur son territoire non pas un droit de douane, mais un « duty » destiné à alimenter un fonds ad hoc, cogéré par les partenaires intéressés, pour le développement et le progrès social des pays d’origine. Ces préconisations recoupent des réflexions d’ONG qui, pour inciter à un meilleur respect de l’homme au travail et du patrimoine naturel, ont suggéré, par exemple pour « moraliser » le marché de la banane, l’idée d’un système de « tarifs » modulés : préférentiels pour les produits bénéficiant de certifications sociales et d’environnement, mais pénalisant pour les produits n’y répondant pas, et incitant de la sorte aux normalisations. Le droit restitué y ajoute, dans l’attente de ces normalisations, l’intérêt d’une compensation collective des sous-rémunérations, voire de conditions proches de l’esclavage dans lesquelles sont maintenues certaines des populations productrices de produits exportés.
Le « duty » à négocier, par production, entre l’UE et les pays intéressés, doit être assez élevé pour avoir un sens, et assez bas pour ne pas tarir l’exportation en la calibrant dans le respect des débouchés équitables pour le pays d’origine et, au moins pendant une période de transition, dans l’attente de conversions pour les producteurs européens des mêmes filières. Bien évidemment ce « duty » pèserait pour partie sur les marges de la production et de la distribution et/ou sur le consommateur européen. Car c’est bien l’option : ou celui-ci partage le bénéfice d’un bas prix mondial et la communauté à laquelle il appartient en assume les conséquences de chômage ; ou, par un même acte de dépense, au demeurant marginale, ce consommateur européen à la fois aiderait au développement d’un pays du Sud et garantirait une part de son propre emploi. On ne peut pas gagner sur tous les tableaux. C’est bien une forme de choix de portée sociétale. Il faut savoir si la valeur travail/emploi est plus appréciable que la valeur de stimulation de la consommation. Un tel montage est difficile car contraire aux intérêts du négoce mondial trouvant appui sur l’OMC au nom du libre-échange, et sur l’UE au nom d’une politique de bas prix, tandis que les autorités des pays tiers y verraient une ingérence. C’est dire d’ailleurs, en même temps, que c’est bien le type de gouvernance – souvent autoritaire ou oligarchique – de ces pays qui est l’un des obstacles les plus sérieux à, tout ensemble, la régulation du commerce mondial, leur propre développement, la distribution plus juste des profits en leur sein et, du même coup, à l’augmentation progressive de leurs coûts de revient sociaux, laquelle est, sur la durée, la seule bonne réponse aux problèmes liés de pauvreté dans le « Sud » et de chômage dans le « Nord ». Mais, malgré les prises de position de l’OIT, la communauté internationale répugne à pénaliser les méconnaissances des droits du travail par les pays bénéficiant des « schémas des préférences généralisées ». Toutefois, à la demande de certains États, comme de militants du « commerce équitable » et de partenaires cherchant des conciliations, les organismes internationaux ayant besoin d’une légitimité à l’égard des situations de pauvreté des populations des pays les moins avancés devraient devenir sensibles à l’intérêt de tels mécanismes d’ajustement. Si ceux-ci ne viennent à concerner que certaines filières, on ne saurait en attendre plus qu’une perspective de soulagement, mais si des montages appropriés permettaient d’en élargir l’assiette, on pourrait y trouver les moyens d’une forme de « plan Marshall » de l’Europe en direction du « Sud » qui acquerrait, par les droits restitués, une solvabilité pour se fournir en Europe.
Ce qui doit apparaître, en conclusion, est que le défi fondamental que posent les coûts comparatifs appelle les applications conjointes de stratégies d’inspirations complémentaires : les régulations commerciales préconisées ci-dessus ne doivent évidemment pas être la seule rêne à manier, mais doivent être associées d’une part à un appui prioritaire à nos productions de haute gamme et valeur ajoutée, d’autre part à la recherche d’équilibres économiques, sociaux et comportementaux compatibles avec nos besoins de compétitivité, tandis qu’il appartient à l’Union européenne de mieux assurer le « fair-play » de ses conditions internes de concurrence. Du bon dosage entre l’emploi de ces quatre leviers majeurs dépend notre chance de résoudre le « désemploi », sans renoncer aux garanties fondamentales que notre société doit à tous ses membres.
Mais rien ne garantit que ce bon dosage pourra être trouvé par la pédagogie. À défaut, les conditions d’une crise profonde se trouveront réunies, notamment en France et en Allemagne. La constance, voire la montée du chômage, ira de pair avec la déconstruction des protections sociales et des services publics. Au développement des précarités, au cœur de sociétés de Tantale offrant le supplice de tous les luxes inaccessibles à beaucoup et de toutes les inégalités, se combineront les réactions de rejet du système politique par les catégories sociales supportant l’essentiel des prélèvements. Les ingrédients d’une implosion seront réunis soit pour le pire, soit pour servir enfin de leçon./.
Article paru en 2005 in « Passages », en même temps que l’association ADAPES, support de cette revue, tenait un colloque sur les délocalisations (cf. La revue Politique et Parlementaire N°1035 avril/juin 2005).