Le Parlement européen s'apprête à voter, le 29 novembre, un projet de directive sur le retour des étrangers en situation irrégulière, c'est-à-dire sur l'expulsion et la rétention des sans-papiers. Va-t-il se fourvoyer ? On peut le craindre, à l'examen du compromis adopté à la quasi-unanimité par la commission des libertés civiles, le 12 septembre, qui autoriserait une durée de rétention pouvant atteindre dix-huit mois.
Nos eurodéputés ont-ils conscience de la portée de leur décision, du monstre qu'ils risquent de promouvoir par leur vote ? En France, la loi Sarkozy de 2003 a quasiment triplé la durée de rétention autorisée, la faisant passer de douze à trente-deux jours. Cette durée fut jugée excessive par toute l'opposition et une partie de la majorité, et l'expérience montre que ses douloureuses conséquences humaines sont sans commune mesure avec son "efficacité" quasi nulle. Bref, une durée inutilement longue pour des souffrances accrues.
Le Parlement européen va-t-il approuver une durée de rétention 18 fois plus longue ? Les partisans du compromis avancent qu'il vaut mieux un accord que rien, qu'il vaut mieux des normes, même critiquables, pour encadrer et améliorer le sort honteux réservé aux sans-papiers détenus dans plusieurs pays d'Europe. Certes, il se passe aujourd'hui des horreurs dans les lieux de "rétention" à Malte, à Chypre, en Grèce. Certes, plusieurs pays anglo-saxons (Allemagne, Grande-Bretagne, Suède) ont déjà pris la fâcheuse habitude d'enfermer les gens pendant des mois - parfois sans limite de durée - avant de savoir s'ils seront autorisés à vivre en Europe ou expulsés.
Mais ce n'est pas parce que les législations ou les pratiques de nombreux Etats européens ont déjà gravement dérivé que le Parlement européen doit se contenter d'y apporter un vernis démocratique et une apparence de protection. Quand on enferme des gens par principe, au seul motif qu'ils ont osé demander le droit de vivre en Europe, il y a mieux à faire que de les laisser en prison après avoir repeint les murs et changé la couleur des barbelés !
Car ce qui est en jeu, en proposant une durée de rétention aussi longue, ce n'est pas l'harmonisation des conditions d'expulsion. C'est l'acceptation par toute l'Europe que l'enfermement des migrants - hommes, femmes, enfants - peut devenir la règle, non pas pour organiser le renvoi de quelques-uns d'entre eux mais pour examiner leur demande d'asile, leur demande de titre de séjour, pour déterminer s'ils seront jugés "utiles" et admis ou non admis dans un pays de l'Union.
CAMPS D'INTERNEMENT
Cette façon d'appréhender la "gestion" des personnes migrantes ou réfugiées par l'enfermement et le cantonnement dans des lieux spécifiques participe d'une logique que l'Europe a déjà connue avant guerre : celle des camps d'internement des années 1930. A y être maintenue pendant des semaines et des mois, la personne y devient pour l'administration un corps qu'il faut soigner, nourrir, vêtir, loger, et un dossier qu'il faut instruire et traiter. Parce qu'elle est migrante, on lui retire son libre arbitre, son appartenance et son droit à la vie sociale, sa possibilité d'agir, de créer, d'intervenir au sein de la collectivité. On la prive, pas seulement de sa liberté, mais de son appartenance à la société humaine. Et on la détruit.
C'est cette entreprise de déshumanisation que le Parlement européen risque de "normaliser" en votant le projet de directive. Ce Parlement a, pour la première fois, sur le domaine relatif à la politique d'asile et d'immigration, un rôle déterminant grâce à la procédure de codécision, qui nécessite l'accord entre le Parlement et le conseil des ministres de l'Union. Qu'il accepte un tel projet et il donnerait une image désastreuse d'une Europe démocratique ne sachant pas offrir autre chose aux personnes migrantes qu'un enchevêtrement de barbelés ou de relégations.
Les eurodéputés ont la possibilité, le 29 novembre, de donner un tout autre signal en rejetant en bloc cette directive. Si l'Europe a un sens, ils ne doivent pas manquer cette occasion de le rappeler et de le montrer par leur vote. Nous les y invitons ardemment.