Tribune de Philippe Darriulat, professeur d'histoire-géographie au lycée Henri-Wallon d'Aubervilliers,ancien président de l'UNEF.
Tribune publiée dans Le Monde.fr du 13 Février 2007
Vendredi 8 février. Sous les ors du palais présidentiel, une conférence de presse est convoquée. Devant un parterre d'élus, de représentants associatifs et de journalistes, le président de la République égrène les mesures de son "plan Marshall pour les banlieues". Un "plan Marshall" d'un genre inédit d'ailleurs : sans argent. Tant pis pour la rigueur de la référence historique, l'important étant sans doute cet effet d'annonce à moindre coût.
Lors de ce grand raout élyséen, on apprend notamment que, à condition de "se lever tôt le matin", on pourra "mériter la confiance de l'Etat". Quelques mauvaises langues pourraient faire remarquer que la confiance ça ne coûte pas non plus très cher et que nos banlieues ont besoin d'une intervention plus matérielle de la puissance publique. Mais ne nous laissons pas aller au scepticisme et à la médisance. Peut-être que les choses vont changer dans le bon sens. Par exemple en assurant aux habitants des quartiers un meilleur accès aux services publics. C'est ce qu'a promis le président. Certes, là aussi, aucun moyen spécifique n'est envisagé - on ne parle que de redéploiement - mais, enfin, il faut bien reconnaître que l'accent est mis sur un problème crucial.
Vendredi 8 février. Le même jour dans un cadre tout à fait différent : la salle des professeurs de la cité scolaire Henri-Wallon d'Aubervilliers. J'y enseigne l'histoire et la géographie depuis de nombreuses années. Avec 47 % d'élèves boursiers, l'établissement est classé en zone prévention violence. Il est certainement très représentatif des difficultés des quartiers dont on parle au même moment devant la presse française et internationale. Les enseignants qui sont présents se sont levés tôt pour être à 8 heures du matin devant des élèves qui, eux aussi, se lèvent tôt.
Eh bien, c'est ce même jour que nous apprenons les réductions de moyens que l'Etat souhaite imposer à notre établissement, comme à tous ceux de l'académie de Créteil, à la rentrée 2008. Quatorze postes d'enseignants (douze au lycée et deux au collège) et sept classes (six au lycée et une au collège) sont menacés d'être supprimés. Au total, 637 postes sont menacés sur l'ensemble de l'académie.
GRÈVE RECONDUCTIBLE
Les conséquences sont multiples : les élèves de terminale ne pourront plus redoubler faute de places, toutes les classes compteront au moins 35 élèves, les "classes à projet", créées pour les élèves en difficultés seront supprimées, les dédoublements dans les classes de langues vivantes disparaîtront... Comme, de surcroît, la carte scolaire est condamnée, les élèves qui en ont la possibilité ne pensent plus qu'à fuir le lycée. Tant pis pour ceux qui resteront. Et pour leurs professeurs que l'on voudrait confiner dans un rôle de garderie en renonçant à toute ambition pour leurs élèves.
De l'Elysée à Aubervilliers, il y a bien un monde. Celui qui sépare le virtuel du réel. Face à une telle schizophrénie, l'indignation est forte. Elle justifie notre décision de nous mettre en grève reconductible jusqu'à ce que le rectorat revienne à des positions plus raisonnables. Elle m'interroge aussi sur mon métier. En plus de l'histoire et de la géographie, je suis aussi censé enseigner l'éducation civique. Je dois y parler de l'égalité en droit, de la solidarité dont l'Etat doit être le garant. Je dois assurer que la puissance publique joue son rôle pour que chacun ait sa chance dans une société française ouverte et riche de ses différences... Dur métier.