Günter Grass, écrivain. Traduit de l'allemand par Pierre Deshusses. Ce texte est une version abrégée du discours de l'écrivain devant le groupe parlementaire du SPD du 11 janvier 2008.
Publié dans Le Monde du 31 janvier 2008
Trois ans après mon premier discours devant le groupe parlementaire du SPD (le Parti social-démocrate allemand), j'avais eu une nouvelle fois l'occasion, en mars 1974, de faire un bilan dans une optique de citoyen engagé. Une fois de plus, tout ce qui avait été fait était passé à la moulinette du discours et sombrait dans des querelles entre les différentes ailes du parti. Entre-temps, le système coercitif de type stalino-léniniste a fait long feu, n'existant tout au plus que sous une forme décantée, qui a pris le nom de PDS et se fait désormais passer pour la "gauche" après s'être approprié, sous un prétexte fallacieux, le qualificatif de "socialisme démocratique". Jamais on ne s'est livré à une telle déformation de l'histoire avec si peu de vergogne. Et longtemps les sociaux-démocrates ont accepté ce vol, jusqu'à ce que, enfin, dernièrement, au congrès du parti à Hambourg, la tradition retrouve ses droits. Je cite : "Le socialisme démocratique reste pour nous la vision d'une société libre, juste et solidaire, dont la réalisation constitue pour nous une tâche permanente. Le principe de notre action, c'est la démocratie sociale."
Dans un monde où le capitalisme règne désormais en maître - idéologie ne manquant jamais de s'autoglorifier comme infaillible, qui fait croire qu'il y a une économie de marché alors qu'il détruit les marchés et brûle le capital, dans un monde donc où la recherche effrénée des profits ne cesse ne supprimer des emplois, où les salaires minimums sont revus à la baisse, où l'écart entre les riches et les pauvres prend des proportions incommensurables -, face à cette puissance hégémonique, l'alternative au pouvoir absolu du capital n'est plus désormais que dans le socialisme démocratique.
Héritier du mouvement ouvrier européen, celui-ci a été contraint de se régénérer sans cesse. Il n'est marqué par aucun dogme. Pour lui, le chemin c'est le but. Il a constamment besoin d'être revu. Oui : les socialistes démocratiques sont des révisionnistes éclairés. C'est uniquement grâce à cette capacité que le socialisme démocratique a pu survivre aux interdictions, aux persécutions, à telle ou telle dictature.
Mais, au début de ce nouveau siècle, certains changements globaux ont pris une ampleur sans précédent ; cela fait longtemps qu'on les a pointés du doigt mais hélas en pure perte ; parmi eux on relève l'évolution démographique, qui montre des tendances contradictoires avec d'un côté une population mondiale augmentant de façon menaçante et de l'autre un déficit des nouvelles générations dans les pays industrialisés européens, surtout en Allemagne. Parallèlement, le changement climatique induit par certaines matières nocives a des conséquences au niveau mondial qui ne peuvent être niées, même par les ignorants chroniques.
La situation actuelle laisse penser que le dernier diagnostic pourrait devenir un état permanent. Le nombre croissant des crises et des foyers de guerre au Proche-Orient et en Afrique a pour corrélat une faiblesse des démocraties occidentales, qui considèrent certes que la menace terroriste est le pire ennemi mais qui doivent pourtant leur perte de crédibilité à des phénomènes de déclin internes qui leur sont propres.
Qu'y a-t-il d'étonnant, face à ces abus étalés au grand jour et même soutenus par des médias dépendants, si de moins en moins de citoyens sont prêts à faire usage de leur droit de vote, parce que ce qui est murmuré tout bas - "Ce qui se fait ou ne se fait pas en politique, ce n'est de toute façon pas décidé au Parlement mais dans les bureaux des grands groupes" - trouve chaque jour sa confirmation ? Difficile de faire plus de tort à une démocratie. Aucun extrémisme de droite ou de gauche n'a pu ou ne peut lui faire autant de tort. Pourtant, nos services visant au respect de la Constitution préfèrent courir après des fantômes, réclamant des lois qui limitent toujours davantage la liberté des citoyens mais ne s'occupant pas des pressions anticonstitutionnelles auxquelles sont soumis les Parlements. C'est ainsi que la démocratie devient une farce. C'est ainsi que l'Etat fait étalage de son impuissance. C'est ainsi que l'édifice démocratique s'effondre de l'intérieur, sans que personne n'y trouve à redire.
Et pourtant la perte grandissante de crédibilité de la démocratie parlementaire est acceptée comme une fatalité inéluctable par tous les groupes parlementaires quels qu'ils soient, et donc aussi par les sociaux-démocrates, qui devraient savoir que la justice sociale ne peut être réalisée que dans une démocratie fidèle à sa Constitution. Le bâtiment du Bundestag est la demeure de la démocratie. Dès demain, interdisez-en l'accès aux lobbys et aux lobbyistes de tout poil qui cherchent à s'immiscer partout. Prenez le balai et faites le ménage. C'est le seul moyen de faire face aux " enjeux du XXIe siècle", souvent affirmés mais devenus entre-temps des formules creuses.
Les gens de ma génération, qui ont vécu la fin de la guerre comme des enfants vieillis prématurément - j'avais pour ma part 17 ans -, ont grandi avec la démocratie. Les leçons que nous avons reçues ont été dures. La démocratie imposée par les vainqueurs devait peu à peu avoir sa vie propre. Au milieu des ruines, supportant le poids de la faute mais aussi de la honte, nous nous sommes mis au travail. Il fallait que quelque chose de nouveau surgisse. Avancées, haltes, retours en arrière, autant de jalons sur un long chemin.
Mon intérêt pour la politique, mon intérêt d'écrivain, s'est développé durant un séjour assez long que j'ai fait en France durant la seconde moitié des années 1950. Mais ce n'est qu'au début des années 1960, une fois revenu à Berlin, alors que le Mur était construit et que le maire de la ville, Willy Brandt, faisait pour la première fois acte de candidature au poste de chancelier, que j'ai pris parti ; j'ai abandonné pendant un temps mon bureau et mes manuscrits ; l'écrivain se percevait en même temps comme un citoyen voulant exercer ses droits démocratiques comme des devoirs. C'est ainsi qu'à partir du milieu des années 1960, sans être membre du SPD, j'ai pris part à de nombreuses campagnes électorales.
Mais il ne suffit pas de regarder une situation qui nous marque tous du signe de l'opprobre. C'est à l'Etat que revient le devoir d'empêcher, avec des taxes et des impôts, le glissement vers une société de classes, même s'il faut pour cela remédier à la disparité dans la répartition des richesses en ponctionnant, pour le bien des enfants, les grosses fortunes qui se sont enrichies de façon totalement irrationnelle, mettant du même coup un terme à cette honte que représente la faible natalité en Allemagne.
Veuillez m'excuser si j'ajoute un mot sur les artistes dans tous les domaines de la culture. Nous autres peintres, sculpteurs, musiciens, écrivains et traducteurs, nous avons besoin, parce que nous sommes des créateurs à la base, d'une protection légale élargie. Nous sommes de plus en plus désarmés face aux grands groupes de presse, aux géants de l'informatique, aux chaînes de radio et de télévision, face à tous ceux qui utilisent ce que nous avons réalisé dans un premier temps. L'évolution des nouveaux médias conduit à un dévoiement de nos droits. Nous sommes spoliés. Partout on fait des copies de tout. Et la langue invente toujours de nouveaux termes, aussi laids les uns que les autres, pour rendre compte de cette pratique de pillage.
L'année 2008 qui vient juste de commencer va nous donner l'occasion de revenir sur le mouvement de révolte étudiant qui a eu lieu il y a quarante ans. Le règlement de comptes a déjà commencé dans quelques médias. Certains, qui se croyaient très à gauche auparavant, sont entre-temps devenus les porte-voix de la droite. La protestation de la jeunesse des années 1967 et 1968 était en souffrance depuis longtemps, elle était nécessaire et elle a libéré la République fédérale de sa léthargie restauratrice. A l'époque j'ai regardé avec sympathie ce mouvement de protestation, mais j'ai aussi critiqué la rhétorique pseudo-révolutionnaire de certains de ses leaders. Cette révolte qui a touché tout le pays, qui a éclaté à cause de la misère toute proche du système d'éducation dans les écoles et les universités et aussi à cause de la lointaine guerre du Vietnam, aucune violence policière n'a pu en venir à bout à coups de matraque. C'était une exigence qui demandait des réponses politiques. Le SPD aussi s'est senti soumis à cette exigence. Face à la situation actuelle et vu l'avenir qui est porteur de tant de crises, on ne peut que souhaiter une protestation de la jeunesse qu'aucune matraque ne pourra réprimer, parce que cette révolte est nécessaire depuis longtemps. Une telle exigence pourrait aussi faire avancer le SPD.