Tribune de Achille Mbembe, professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université du Witvatersrand, Johannesburg, Afrique du Sud, publiée dans L'Humanité.fr du 18 Mars 2008.
En visite en Afrique du Sud, où la France souhaite décrocher de très juteux contrats, Nicolas Sarkozy a prononcé, le 28 février dernier, un discours au Cap devant le Parlement sud-africain. L’an dernier, à Dakar, il s’était fait rabrouer à la suite d’une péroraison sur « l’homme noir » aux relents racistes et colonialistes
Le poids des liens commerciaux entre la France et l’Afrique du Sud aidant, le chef de l’État français a cette fois été plus courtois. Mais la manière dont la France se comporte sur le continent depuis l’époque coloniale et le traitement infligé en France aux Africains en situation irrégulière ont largement érodé, en Afrique, le peu de crédit moral dont elle pouvait encore se prévaloir. Il faudra donc plus que des mots pour convaincre l’opinion africaine qu’un changement radical est en cours.
Deux points du discours de Sarkozy valent pourtant la peine que l’on s’y arrête.
Il y a d’abord l’intention proclamée de « refonder » les relations entre la France et l’Afrique, entre autres en révisant les accords militaires signés à la veille des indépendances. Il y a, d’autre part, les considérations sur l’immigration et, entre les deux, l’annonce d’une initiative de deux milliards et demi d’euros en cinq ans comportant la création d’un fonds d’investissement et d’un fonds de garantie, et le doublement de l’activité de l’Agence française de développement en faveur du secteur privé. À supposer que cette dernière initiative prenne corps (alors que l’État français est à peu près en faillite), les sommes en jeu sont dérisoires, comparées à ce qu’Alsthom et Areva engrangeront en Afrique du Sud.
Elles sont, en outre, largement inférieures aux ressources financières mobilisées par la Chine en Afrique. Dans la nouvelle course aux richesses naturelles du continent, le handicap français reste donc lourd.
L’intention de refonder les rapports franco-africains n’est, quant à elle, guère originale. Chaque chef d’État français, de Pompidou à Chirac, s’est fendu d’une proclamation plus ou moins similaire en arrivant au pouvoir. On sait ce qu’il est advenu ensuite. Par ailleurs, sur le plan symbolique, cette proclamation aurait sans doute eu plus d’échos si elle avait été faite dans le « pré carré », chez l’un des satrapes nègres que la France n’a eu de cesse de soutenir.
À la vérité, en appelant à refonder les relations franco-africaines, Sarkozy cherche surtout à neutraliser une revendication qui risque de servir de cri de ralliement à l’opposition africaine contre la France.
Il s’inscrit dans la logique des « petites réformes », inaugurées par de Gaulle lors du discours de Brazzaville en 1944. En effet, la décolonisation à la française a ressemblé, en bien des points, aux traités inégaux que l’on impose aux pays vaincus lors des guerres. Les accords signés par la France et les nouveaux dirigeants africains au moment des indépendances avaient été rédigés dans le secret le plus absolu, et ils ont octroyé aux soldats français installés en Afrique le droit de tirer sur des citoyens africains.
Nicolas Sarkozy dit maintenant vouloir les « adapter aux réalités du temps présent ». On l’y encourage et on le jugera sur les faits. Pour le moment, le contraste entre le discours et la réalité est saisissant. Un nouvel interventionnisme français en Afrique se dessine, comme on l’a vu récemment au Tchad. Il combine mercantilisme et militarisme, tout en sacrifiant verbalement à l’humanitaire, cette vieille piété du XIXe siècle dépoussiérée et remise au goût du jour par les croisés du « droit d’ingérence ».
Sarkozy veut également associer le Parlement français aux grandes orientations de la politique de la France en Afrique. Si elle se réalisait, cette initiative constituerait, sous certaines conditions, une belle avancée démocratique. Car, sous la Ve République, la politique africaine fait partie du domaine du Prince, qui la conçoit et la conduit dans le secret le plus total, contribuant à en faire une arme absolue de corruption. La partie sans doute la plus démagogique du discours africain de Sarkozy a trait à l’immigration. On sait qu’en France, on a assisté, au cours des dix dernières années, à une formidable expansion et densification des logiques policières, judiciaires et pénitentiaires dans l’administration des étrangers. Tant que perdure la xénophobie d’État, il sera difficile de convaincre les Africains qu’une refonte des relations franco-africaines est en cours. Pour le reste, la connaissance que Sarkozy a des dynamiques des sociétés africaines reste très superficielle. L’histoire du continent est réduite à deux moments traumatiques : l’esclavage, dont il reconnaît qu’il fut un crime, et la colonisation, dont il continue de penser qu’elle ne fut qu’une « faute ».
D’autre part, il perçoit les réalités à travers les clichés traditionnels - les paysans, les « chefs » et les « anciens » -, ce poncif de l’ethnologie africaine du dimanche.
Il a encore beaucoup de peine à ouvrir les yeux sur les dimensions urbaine, diasporique et cosmopolite du continent - l’Afrique des mégavilles, des jeunes éduqués et sans-emploi, des intellectuels, des entrepreneurs, des gens qui bougent, inventent et créent leur avenir. Certes, il admet la distension de la relation franco-africaine, mais en propose une analyse escamotée.
Que les intentions du gouvernement français en Afrique fassent en permanence l’objet de suspicions découle d’une longue tradition de duplicité qui consiste à faire un éloge rhétorique des valeurs universelles, tout en soutenant inconditionnellement des tyrans brutaux et corrompus qui ont causé la ruine de leurs pays.
La perception selon laquelle la France se ferme sur elle-même n’est pas une illusion d’optique. Il suffit de se rendre dans n’importe quel consulat de France sur le continent pour se rendre compte de l’indignité à laquelle sont exposés les demandeurs de visas. Il faut, affirme Sarkozy, « changer le modèle des relations entre la France et l’Afrique si l’on veut regarder l’avenir ensemble ». La question est de savoir quel est ce modèle devenu obsolète ? Par quoi faut-il le changer et comment ? C’est là où la France manque cruellement d’imagination, se contentant des faux dilemmes : ingérence ou indifférence ; engagement ou retrait, abandon et ingratitude. La refondation des rapports franco-africains ne saurait se limiter à la reconnaissance et à la défense par la France de ses intérêts. Le point de départ, la recherche d’un point d’équilibre entre ses intérêts et ceux de l’Afrique.