Tribune de Rémi Lefebvre, professeur de sciences politiques à l'université de Reims, publiée dans Médiapart du 3 avril 2008.
« La machine à trahir » aurait-elle fait une nouvelle victime ? Arnaud Montebourg, député, a été élu, le jeudi 20 mars 2008, président du conseil général de Saône-et-Loire. Farouche défenseur du mandat unique et partisan non moins résolu de la suppression des départements, le fondateur de la Convention pour la VIe République n’aura résisté que deux mandats à la loi d’airain de la professionnalisation politique. Le rénovateur a cédé aux charmes conservateurs de l’institution départementale. Le voilà normalisé et le combat pour la limitation du cumul des mandats sans doute durablement désarmé au PS. Le cumulant a pour lui une certaine lucidité : « J’étais un intrus dans le système, maintenant je suis plus conforme », déclare-t-il à Libération le 23 février 2008.
Avant de rentrer dans le rang, l’avocat est longtemps apparu comme un franc tireur cultivant jusque dans son éloquence une certaine hétérodoxie. Le parangon de vertu républicaine fit de « la modernisation » de la vie politique et du changement des institutions une marque politique.
Son brûlot, La machine à trahir, paru en 2000 aux Editions Denöel, est un réquisitoire contre les institutions de la Ve République. Ses pages parmi les plus sévères portent sur… le cumul, la décentralisation et le conseil général. Dans un chapitre consacré à « la dictature des élus locaux », il stigmatise « les féodaux du suffrage universel » qui « ont pris le pouvoir dans les chefs-lieux, parfois jusqu’à l’ivresse » (page 106).
« Le pouvoir, écrit-il, ses attributs et ses indemnités sont l’âme de leur passion première ». Leur vocation essentielle est « leur propre réélection » (page 109). La décentralisation est « une usine à fabrication de notables, génération après génération » : « les plus jeunes[1] vont succéder aux plus vieux, avec le même souci de conservatisme des structures administratives, en en faisant payer aux territoires leur inefficacité maladive ». Le poids du conseil général est dénoncé avec soin : « Imitation miniature des défauts nationaux de la concentration des pouvoirs, le département symbolise l’échec de la décentralisation » (page 121). Et le procureur d’appeler de ses vœux une suppression du département, « urgente car elle participera à la véritable libération des territoires » (page 129).
On tient là peut-être la secrète motivation d’Arnaud Montebourg : une vocation de « libérateur » des territoires et de fossoyeur du département. Le nouveau conseiller général chercherait-il à subvertir l’institution qu’il préside en contribuant à la suppression du département ? Il est fort probable au contraire qu’il rejoigne avec le temps les rangs des départementalistes, organisé en un puissant lobby, transpartisan, particulièrement influent au Sénat (comme il l’a démontré lors du débat sur l’acte II de la décentralisation en affaiblissant son orientation initiale qui était régionaliste).
En mai 2003, Arnaud Montebourg et Vincent Peillon défendent encore le mandat national uniqueet la fusion des échelons territoriaux dans la motion qu’ils présentent au congrès de Dijon, publiée chez Denoël encore : « les mandats nationaux doivent être des mandats uniques et les parlementaires se consacrer pleinement à la tâche pour laquelle ils sont élus » (page 62).
Pour motiver sa décision de cumuler, Arnaud Montebourg a largement puisé dans le répertoire traditionnel de légitimation du cumul qu’il avait lui-même dénoncé : « ne pas apparaître hors sol » (l’était-il dans la mesure où, en tant que député, il est élu dans le cadre d’une circonscription où il peut rendre des comptes à ses électeurs) ou « acquérir de la crédibilité » (la direction d’un exécutif départemental la confère-t-elle ? la crédibilité est-elle affaire de concentration de pouvoir ?).
A ces arguments qu’il jugeait naguère spécieux, il ajoute des considérations liées au statut d’opposant du PS. Il s’agit de résister au « sarkozysme », de « préparer l’alternance » et de développer des politiques locales qui pourront être généralisées lorsque le PS aura retrouvé le chemin du pouvoir. Oui mais pourquoi alors conserver son mandat de député ? L’argument pourrait porter si les politiques locales menées par le PS étaient politisées et si les collectivités locales étaient construites, comme ce fut le cas dans les années 70, comme des contre-pouvoirs. Mais ce n’est pas le cas.
Les élus socialistes ont renoncé depuis bien longtemps à faire des pouvoirs locaux des outils de transformation sociale ou de lutte contre les inégalités. Les régions arrachées à la droite en 2004 devaient constituer des « vitrines » du socialisme. Il n’en fut rien. Que sont devenus par exemple les « emplois tremplins » ? L’autonomie locale est la règle. Chaque élu est maître dans son territoire et le parti a renoncé à contrôler ses élus. Ces derniers dans une logique notabiliaire classique cherchent avant tout à conforter leur implantation et répugnent à tout marquage partisan ou idéologique de leur action.
La vieille notion de « socialisme municipal » a été exhumée pendant la campagne mais ses contours idéologiques apparaissent très flous. Le PS a produit à l’occasion du scrutin un des programmes municipaux les plus courts de son histoire : quatre pages d’objectifs très généraux sans valeur prescriptive pour les communes.
Les raisons de ce renoncement sont plus triviales. Arnaud Montebourg a échappé de peu aux dernières législatives à une sortie du jeu politique qui aurait sans doute été irréversible. Il n’a été réélu qu’avec 50,37% des suffrages au terme d’une campagne particulièrement disputée. Il dit lui-même avoir connu « une near political death experience ». Il cherche ainsi par le cumul à « sécuriser » sa carrière politique (le cumul comme assurance « vie politique ») et à conforter son implantation locale (comme François Hollande en Corrèze, Claude Bartolone en Seine saint Denis, ou Laurent Fabius, futur président du Grand Rouen…) alors que le PS s’installe durablement dans l’opposition.
Arnaud Montebourg est bien à l’image d’un PS de plus en plus notabilisé et professionnalisé où domine un cynisme de plus en plus affirmé. Alors qu’il a perdu il y a moins d’un an, pour la troisième fois consécutive, l’élection présidentielle, le PS n’a jamais été aussi puissant sur le plan local. Les notables socialistes se sont repliés sur leurs bastions. Arnaud Montebourg, notable en devenir, cultive le sien. Il ne sera pas le premier « outsider » pourfendeur des élus à être devenu notable lui-même. La contestation du pouvoir des notables est traditionnellement un discours d’entrée en politique au PS.
Le cas « Montebourg » pose à la science politique une question classique. Faut-il incriminer « l’acteur » ou « le système » ? Le PS, dominé par un électoralisme de plus en plus prégnant,ne produit guère d’incitations à la vertu et n’oppose plus aucune résistance à la professionnalisation politique. La « logique des élections intermédiaires » assure au PS de confortables positions locales qu’un appareil partisan déliquescent n’est pas en mesure de pouvoir contrôler. Les cumulants socialistes invoquent souvent le « système » pour justifier qu’individuellement ils pratiquent un cumul qu’ils peuvent par ailleurs dénoncer dans leurs prises de position.
Pour ne pas se « désarmer » face à l’adversaire, la limitation doit être une règle générale (et non interne à une organisation). C’est la position, commode, qui avait été avancée lorsque le Sénat s’était opposé en 2000 à la suppression du cumul des députés-maires. L’exemplarité a pourtant des vertus en politique et le PS s’honorerait d’appliquer à lui-même les règles du jeu qu’il souhaite imposer à tous. Sur le plan électoral, cette exemplarité compenserait très probablement les pertes liées à la déconcentration des mandats.
La limitation du cumul des mandats perd ainsi un de ses plus ardents défenseurs. François Rebsamen ne s’y est pas trompé d’ailleurs : « au moins on n’entendra plus parler du cumul des mandats » (Libération le 23 février 2008). Un espace politique est peut-être disponible pour un nouvel « outsider ». Arnaud Montebourg s’était engagé à ne pas prolonger au-delà de trois mandats son activité de parlementaire. Serait-ce l’autre raison inavouée de sa volonté de cumuler (ménager l’avenir…) ? Ou faut-il s’attendre à un nouveau renoncement ?
[1] Arnaud Montebourg a 46 ans, ce qui est assez jeune pour un président de conseil général.