Dans son ouvrage Le salarié jetable, le journaliste américain Louis Uchitelle décrit un capitalisme à courte vue, plus préoccupé de rentabilité immédiate que de ses salariés... et finalement contre-productif.
Source : http://www.marianne2.fr/
Extraits.
En vingt ans, plus de 30 millions d'américains ont perdu leur emploi. Ce qui fait du licenciement la principale activité aux Etats-Unis! Le journaliste du New York Times Louis Uchitelle lui consacre un livre, Le salarié jetable, enquête sur les licenciements aux Etats-Unis, où il dénonce la stratégie d'indifférence que l'ensemble de l'économie américaine a adoptée à l‘égard du salarié. Celui-ci est devenu interchangeable, quelle que soit sa qualification, son expérience, sa ténacité.
Rompant avec la tradition américaine de stabilité de l‘emploi, observable jusque dans les années 70, les grandes entreprises (United Airlines, General Electrics, Procter et Gamble…), fleurons de l'économie mondiale, ont lancé le mouvement à partir d'un principe simple: être flexible, c'est être compétitif. Brandissant sans cesse le spectre d'une mondialisation acharnée, elles ont justifié des licenciements massifs - allant de pair avec des bénéfices tout aussi massifs - par ce besoin de flexibilité, recourant de plus en plus à la sous-traitance.
Un système coûteux, sauf pour les entreprises
Seulement, tout cela a un coût. D'abord, celui du chômage, qui n'est bien sûr pas pris en charge par les entreprises, mais par l'Etat, donc le contribuable. Ensuite, celui des tentatives de reclassement, lui aussi pris en charge par la collectivité. S'y ajoute le prix de la formation professionnelle, souvent inefficace pour des salariés parfois déjà hautement qualifiés (à ce titre, l'exemple des techniciens aériens, longuement étudié dans l'ouvrage, est édifiant) qui ne trouvent que des emplois peu rétribués, sans qualification. Et dans lesquels ils sont tout aussi jetables. Un coût en termes de qualité du travail, aussi, puisque les licenciés sont remplacés par des salariés moins bien formés, moins exigeants sur leurs salaires, peu attachés à leur entreprise, mais «flexibles», c'est-à-dire virables à merci. Sans parler du coût psychologique pour l'ensemble des travailleurs, devenus membres de la « classe des anxieux », moins sûrs d'eux, moins confiants en l'avenir, et donc moins enclins à investir, s'investir, consommer…
Et l'Etat dans tout ça? Si l'administration Bush va sans surprise dans le sens de cette course au profit exclusivement tournée vers la rémunération de l'actionnariat, la description des années Clinton est très instructive. L'administration Clinton s'est en effet révélée incapable de faire face à l'idéologie de la compétitivité prêchée par le néolibéralisme, et n'a su qu'aller dans son sens, offrant pour seule réponse la formation professionnelle de réorientation. Autant dire un leurre, doublé d'une belle entreprise de dédouanement de l'industrie soucieuse de conserver sa réputation, qui a renforcé l'individualisme des salariés, invités non plus à une solidarité qui leur donnerait une force de négociation, mais poussés à prendre individuellement les rênes de leur parcours. Ce qui a contribué à les isoler.
Louis Uchitelle décrit une économie qui va dans le mur à toute vitesse. Au fil de ces entretiens avec des salariés victimes de dégraissages et des descriptions pointues de la politique fédérale de l'emploi, on comprend que la France n'est plus très éloignée de ce sinistre tableau. Celui d'un système économique maîtrisé par des entreprises toutes-puissantes, agissant au nom de la productivité, au détriment des salariés, et finalement gravement contre-productif.
Se former, mais pour quoi faire ? La réalité, comme allaient le découvrir à leurs frais les mécaniciens d'avion, est bien éloignée de la thèse régnante. Loin de souffrir d'une pénurie de main-d'œuvre qualifiée, l'économie américaine compte au contraire des millions de salariés surqualifiés par rapport à leur travail.C'est particulièrement vrai pour les diplômés de l'enseignement supérieur, qui représentent aujourd'hui 30 % de la population contre 10 % dans les années 1960. Ils se retrouvent parfois à devoir gagner leur vie en travaillant comme vendeurs ou administrateurs de bureaux, à accepter des postes dans l'hôtellerie ou la restauration, à devenir charpentier, steward ou hôtesse de l'air, ou encore opérateur de saisie. Selon le département du Travail, le nombre d'emplois qui nécessitent un diplôme d'enseignement supérieur s'est certes accru, mais moins vite que le nombre de diplômés, et la tendance est susceptible de se confirmer jusqu'en 2010. «En règle générale, ces diplômés de l'enseignement supérieur s'en sortent très bien, remarque Lawrence Katz, professeur d'économie du travail à Harvard. À la marge,ils paraissent cependant plus vulnérables que par le passé. »Le Bureau of Labor Statistics du département du Travail a évalué le déséquilibre de la demande par rapport à l'offre d'emplois. Chaque mois depuis décembre 2000, il étudie le nombre de postes à pourvoir sur tout le territoire et compare ces offres au nombre de chercheurs d'emploi au chômage. Sur les quarante et un premiers mois d'enquête, il y avait en moyenne 2,6 demandeurs d'emploi par poste à pourvoir. Ce chiffre auraitété plus élevé, selon le bureau, si le calcul avait tenu compte des millions de personnes qui, découragées de trouver un poste décent, avaient renoncé à chercher. Le nombre de demandeurs d'emploi est donc considérablement supérieur à l'offre, il le serait même d'au moins 5 millions d'après une étude de Tim Bartik, économiste de haut rang au W. E. Upjohn Institute for Employment Research, et l'état actuel de l'offre ne s'accorderait pas avec ce qu'en dit le discours officiel. La plupart des emplois vacants sont mal rémunérés et requièrent relativement peu de qualifications, souvent moins en tout cas que celles dont dispose le candidat. Du printemps 2003 au printemps 2004 par exemple, plus de 55 % des personnes recrutées touchaient des salaires horaires inférieurs à 13,25 dollars : employés dans l'hôtellerie ou la restauration, soignants, intérimaires, etc. Cette tendance risque de perdurer. Sept des dix professions appelées à se développer le plus rapidement entre 2002 et 2012, selon le département du Travail, se situent dans la tranche des salaires horaires inférieurs à 13,25 dollars : vendeurs, employés des services clientèle, personnel du secteur de l'alimentation, caissiers, vigiles, aides-infirmiers et aides-soignants des hôpitaux. Un grand nombre d'actifs appartiennent à cette tranche de salaires horaires. Plus de 45 % des employés américains, quelles que soient leurs compétences, gagnaient en effet moins de 13,25 dollars en 2004, soient 27 600 dollars par an pour un travail à temps plein. C'est à peu près le niveau de revenus nécessaire à une famille de quatre personnes pour se maintenir,sur la majeure partie du territoire, tout juste au-dessus du seuil de pauvreté. N'allons pas croire que le défaut de compétences explique les faibles salaires de près de la moitié de la main-d'œuvre. Il se joue là en vérité quelque chose d'assez différent, semble-t-il : l'excédent d'actifs qualifiés conduit les candidats à accepter des postes en dessous de leurs compétences et a pour effet de comprimer les salaires des emplois qui correspondent à leurs propres qualifications. Les mécaniciens d'avion licenciés par United Airlines ont subi ces deux phénomènes conjugués.
Jack Welsh, pionnier de la déconstruction salariale
Cette politique de fusions et d'acquisitions orientée vers la quête de profits toujours plus importants, menée parallèlement à la fermeture, la diminution ou la vente d'activités moins porteuses, fut largement adoptée en Amérique par le secteur privé, à grand renfort de licenciements. Dans la mise en œuvre de cette stratégie, Jack Welch, nommé président de General Electric (GE) en 1981, se montra sans égal. Ses succès firent des émules parmi les dirigeants d'entreprise. La poursuite de profits toujours plus élevés faisait grimper le cours des actions, enrichissant les actionnaires, devenus de fervents partisans de toute opération qui promettait de nouvelles plus-values boursières, une promesse que les marchés en hausse des années 1980 et 1990, si ce n'est les opérations elles-mêmes, tenaient souvent. Les gagnants de l'avenir, annonça Welch lors de la première allocution qu'il adressa aux analystes de Wall Street en accédant à la présidence de GE, seront les entreprises qui découvrent les véritables secteurs de croissance et y participent». Welch avait une curieuse définition des secteurs de croissance. Il s'appropria ainsi Radio Corporation of America (RCA) en 1986, avec pour objectif principal d'atteindre National Broadcasting Company (NBC), où il voyait un potentiel de demande et de rentabilité. Deux ans plus tard, s'extrayant d'un secteur dont il jugeait l'offre mondiale trop forte par rapport à la demande, il céda à Thomson la partie des activités de RCA liée à la fabrication de téléviseurs et lui racheta ses entreprises d'équipements médicaux, autre source de demande potentielle de son point de vue. Des licenciements se mêlèrent à ces rachats et ces cessions. Dans le cas de GE, un employé sur quatre fut concerné entre 1980 et 1985, soit au total 118 000 salariés. Pendant quelque temps, les médias surnommèrent Welch «Jack le Neutron», formule reprise d'un article paru en 1982 dans Newsweek, en référence à la bombe à neutrons qui, comme Welch lui-même l'évoquerait plus tard, laissait les constructions en l'état mais vidées de ses occupants. Ce surnom ne le poursuivit pas longtemps, tant au milieu des années 1980 s'étaient banalisés les dégraissages tels qu'il les pratiquait. Si Welch donna le ton, cette nouvelle orientation de l'économie était déjà dans l'air du temps. Un autre que lui aurait tout aussi bien pu lancer le mouvement. Incapables de tirer de la production les mêmes bénéfices qu'hier, les entreprises américaines s'engagèrent sur cette voie plus aisée, qui consistait à redistribuer leurs actifs afin d'améliorer l'aspect de leur bilan. Comment auraient-elles pu y résister ? L'hégémonie de l'après-guerre s'était effritée et avec elle les fructueuses économies d'échelle qu'avait permises un accès sans précédent aux marchés de masse. À l'heure où les gouvernements européens menaient une politique volontariste de subventions et d'aides diverses aux entreprises, les États-Unis se retenaient d'intervenir, sauf dans le domaine militaire ou à la faveur de certaines situations exceptionnelles : celle de la firme Chrysler, par exemple, à laquelle l'État fédéral octroya au début des années 1980 des garanties de prêt pour la sauver d'une faillite imminente, qui aurait été trop lourde de conséquences. À aucun moment on ne vit cependant se dessiner un mouvement d'opinion en faveur d'une «politique industrielle», à laquelle Business Week s'était référé non sans dédain.Les marchés financiers américains, en revanche, étaient plus puissants que jamais et offraient un mécanisme propre à créer des richesses à travers le type d'acquisitions et de restructurations où Welch s'illustrait. Sa méthode détournait pourtant les revenus de dizaines de millions de salariés licenciés, reversés sous forme d'excédents de trésorerie et de profits, affectés au remboursement des emprunts contractés pour financer toutes ces manœuvres ou encore gonflant les revenus mirobolants des opérateurs financiers. Cette quête éperdue de succès donna lieu à d'autres stratégies dérivées, qui s'appuyaient sur les licenciements. Des grandes surfaces, par exemple, des fabricants de pneus ou encore des opérateurs téléphoniques fusionnèrent en vue d'éliminer leur capacité excédentaire ou des chevauchements de compétences. Des firmes telles que General Electric et Wal-Mart forcèrent leurs fournisseurs à réduire les prix de leurs marchandises ou de leurs services, quitte à les astreindre à se délocaliser dans des États à bas salaires ou à l'étranger. La délocalisation conditionna même dans certains cas la poursuite des affaires avec un fournisseur.