Par Pierre Concialdi, économiste et membre du Conseil Scientifique d’Attac - http://www.mouvements.info/
FABRIQUE DES IDEES. L’Assemblée vient d’adopter, en première lecture, et à quelques amendements près, le projet « relatif aux droits et aux devoirs des demandeurs d’emploi ». Décryptage d’un nouveau pas en avant dans la stigmatisation des chômeurs par l’économiste Pierre Concialdi. Juillet 2008.
Depuis la « chute du mur de Berlin » et le basculement idéologique qui l’a accompagné, ce cynisme a franchi de nouvelles étapes. Après la glorification des riches, ce fut la stigmatisation de plus en plus forte des pauvres. Avec en première ligne celles et ceux qui sont, psychologiquement et matériellement, les plus démunis, à savoir les chômeurs. Le texte du gouvernement sur « l’offre raisonnable d’emploi » (ORE) constitue le dernier avatar de cette politique. L’Assemblée nationale a voté, en première lecture, le projet de loi « relatif aux droits et aux devoirs des demandeurs d’emploi ».
Ce texte ne marque guère de rupture avec les discours qui ont dominé, au-delà des alternances politiques, depuis une quinzaine d’années. Dès 1990, Michel Charasse n’hésitait pas à parler de 700 000 « faux chômeurs ». À peine arrivé au gouvernement, en septembre 1995, Alain Juppé avait relancé la chasse aux « tricheurs » en créant une mission parlementaire chargée de rechercher les prétendus abus perpétrés par les allocataires des différentes prestations du système de protection sociale. Puis on a assisté à une avalanche de rapports et d’études officielles sur le thème de la « désincitation au travail », autrement dit la version technocratique du « chômage volontaire » selon laquelle les travailleurs resteraient au chômage faute d’incitation financière au retour à l’emploi. Bref, l’idée que le chômage relèverait davantage de la responsabilité individuelle des chômeurs qu’il ne serait subi par eux a reçu un écho de plus en plus large.
Nicolas Sarkozy s’est inscrit de façon résolue dans la continuité de cette politique. Dès septembre 2007, dans son discours devant les journalistes de l’AJIS (Association des journalistes d’information sociale), il avait évoqué la nécessité d’interrompre l’indemnisation pour les chômeurs qui refusent « des offres valables d’emploi ou de formation qui lui sont proposées ». De l’offre valable d’emploi, on est aujourd’hui passé à l’offre raisonnable d’emploi. Mais l’objectif est resté le même : durcir le contrôle et les sanctions concernant les chômeurs. Car il ne s’agit pas de donner corps à une idée de bon sens selon laquelle il est normal que les chômeurs aient des devoirs en contrepartie de leurs droits. Pour la simple raison que…c’est déjà le cas : des sanctions sont prévues pour les chômeurs qui ne recherchent pas activement un emploi ou qui ne saisissent pas les offres d’emploi qui leur sont communiquées. La gamme de ces sanctions a même été élargie avec le décret d’août 2005 qui avait introduit certaines modifications dans les critères de l’emploi « acceptable ».
Bref, jamais les chômeurs n’ont été « libres » de chômer tout en refusant les offres qu’on leur proposait. En laissant croire que ce serait le cas, le gouvernement cherche en réalité à imposer autoritairement un durcissement de ces critères afin de pousser les chômeurs et, plus généralement, l’ensemble des travailleurs à abaisser leurs prétentions salariales. Il s’agit de soumettre les salariés à la raison libérale c’est-à-dire, en résumé, à l’idée selon laquelle la course au moins-disant salarial serait le seul moyen de lutter contre le chômage. Avec l’idée qu’il existerait un chômage volontaire, le gouvernement tente de justifier cette politique aux yeux de l’opinion publique. Mais cette idée ne résiste pas à une analyse un peu précise ; elle relève en fait du mythe.
Le mythe du chômage volontaire
Selon le gouvernement, le projet de loi sur l’ORE « participe à la volonté du gouvernement de réduire, d’ici à 2012, le taux de chômage à 5% [1]] ». Tout le monde comprend en effet que si l’on élimine les prétendus « faux chômeurs » des statistiques, le chômage devrait effectivement baisser. Toute la question est de savoir quelle est la proportion de chômeurs concernés. S’il est élevé, il s’agit d’une réalité tangible du marché de l’emploi. S’il est marginal, on peut s’interroger sur la légitimité du texte et la nécessité de stigmatiser l’ensemble des chômeurs au motif (inépuisable) de lutter contre la fraude. Car dès qu’il existe une règle, on peut être certain que des personnes chercheront à la contourner : c’est vrai des chômeurs comme des patrons ou de toute autre catégorie de la population.
Pressé par un journaliste de répondre à cette question, le secrétaire d’État à l’Emploi Laurent Wauquiez a fini par lâcher le chiffre de 5% des chômeurs [2]. Soit une infime minorité de chômeurs. Et pourtant la réalité est encore bien au-dessous de ce chiffre. Selon une récente étude de la DARES, seulement 2% des chômeurs déclarent ne pas souhaiter travailler à l’avenir, essentiellement pour des raisons de santé [3].
Cette politique ne pourra donc pas, et de loin, résorber le chômage. D’autant qu’elle ne permettra pas de créer un seul emploi et de donner, donc, davantage d’emplois aux « vrais » chômeurs. Pour le dire autrement, les prétendus « faux chômeurs » ont l’élégance de laisser les emplois disponibles aux « vrais chômeurs » [4]. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’une infime fraction des chômeurs ne prend pas quelques emplois que ces derniers restent vacants, contrairement à ce qu’avait soutenu Nicolas Sarkozy au cours de son intervention télévisée du 24 avril dernier.
« Il y a 500 000 offres d’emploi pas satisfaites avec 1,9 million de chômeurs, l’immense majorité des chômeurs essayent de trouver un emploi, mais certains ne veulent pas se mettre au travail, c’est une minorité qui choque », avait ainsi déclaré le Président de la république. On a là, en effet, des chiffres chocs qui laissent entendre que plus du quart (500 000 sur 1,9 million) des chômeurs ne voudraient pas travailler. Le problème est que cette conclusion est erronée pour deux raisons. D’abord, elle résulte d’une grossière erreur de raisonnement. Plus précisément, il y a là une contradiction logique. Car si l’immense majorité des chômeurs (donc plus d’un million, au moins) essayent de trouver un emploi, on ne voit pas pourquoi 500 000 offres d’emploi resteraient « non satisfaites » seulement du fait de l’existence de la minorité de ceux qui « ne veulent pas se mettre au travail ». Cela voudrait dire que ces offres d’emplois en attente seraient uniquement destinées, en quelque sorte, aux chômeurs… qui ne voudraient pas travailler. Ce raisonnement ne tient pas debout. Dans cette logique, aussi longtemps que le stock des offres « non satisfaites » reste inférieur à celui de la majorité des chômeurs (ceux « qui essayent de trouver un emploi »), il ne devrait tout simplement pas y avoir d’offres « non satisfaites ».
Ensuite, en rapprochant les 500 000 offres d’emploi prétendument « non satisfaites » et le chiffre de 1,9 million de « chômeurs », on procède à une comparaison grossièrement biaisée. Le chiffre de 1,9 million ne correspond pas au nombre de chômeurs (au sens du BIT) mais au nombre de demandeurs d’emploi de catégorie 1 inscrits en métropole [5]. Tous ces demandeurs d’emploi ne sont pas nécessairement des chômeurs, en particulier parce qu’une proportion non négligeable travaille chaque mois (environ 16% fin 2007). Le point commun de ces demandeurs d’emploi de catégorie 1 est de rechercher un emploi à temps complet à durée indéterminée. Or parmi les offres déposées à l’ANPE, seule une minorité correspond à ces critères. La plupart des offres portent sur des emplois temporaires ou occasionnels. En toute rigueur, il faudrait donc comparer le total des offres d’emplois au volume total des demandes. On obtient alors un rapport de 1 à 10 (et non de 1 à 4) qui traduit mieux l’ampleur des difficultés d’emploi que connaissent les salariés.
En fait, l’existence d’offres d’emploi non satisfaites traduit une toute autre réalité qui n’a aucun rapport avec le comportement d’une minorité de chômeurs. À tout moment, en effet, il existe un stock d’offres d’emploi en attente d’être satisfaites, tout simplement en raison du délai nécessaire aux entreprises pour embaucher des salariés sur ces emplois [6]. D’après les statistiques de l’ANPE, plus de 3,7 millions d’offres d’emploi ont été déposées par les entreprises en 2007 et le stock moyen d’offres a été d’environ 300 000 [7]. Ce qui traduit le fait qu’il a fallu, en moyenne, un peu plus d’un mois pour satisfaire une offre d’emploi. On pourrait bien sûr essayer de réduire encore davantage ce délai. Cela diminuerait le stock moyen d’offres disponibles…mais cela ne créerait pas davantage d’opportunités d’emplois pour les demandeurs inscrits à l’ANPE.
D’autres indicateurs montrent que le volume d’emplois vacants est très faible en France. D’après une étude de l’Unedic reprenant un constat établi par l’OCDE sur la base des enquêtes périodiquement réalisées par le ministère du travail, la France se situe parmi les pays où le taux d’emplois non pourvus (0,6%) représente une proportion très faible (moins de 7%) du nombre de chômeurs.
Enfin, faut-il rappeler que la notion de chômage volontaire n’a guère de sens pour la majorité des demandeurs d’emploi… qui sont privés d’indemnisation du chômage. Et pourtant, ces demandeurs d’emploi restent inscrits sur les listes de l’ANPE, malgré les contrôles et les pressions de plus en plus fortes dont ils sont l’objet [8]]. Ce qui est bien le signe de leur volonté de travailler.
La raison libérale : toujours plus de précarité, toujours moins de salaire
L’inconsistance des arguments avancés par le gouvernement pour justifier son projet révèle un décalage qui permet légitimement de qualifier ce discours d’idéologique, au sens commun du terme, à savoir un discours déconnecté de la réalité. D’autres constats le confirment.
Ainsi, contrairement à l’idée selon laquelle les chômeurs ne voudraient pas travailler, de plus en plus de demandeurs d’emploi travaillent chaque mois. Avec le délitement de l’indemnisation du chômage, une nouvelle figure est ainsi apparue, celle du « chômeur-travailleur ». Aujourd’hui, parmi les demandeurs d’emploi inscrits à l’ANPE, plus du tiers travaille chaque mois ; cette proportion était de 5% en 1992 [9]. Bref, les chômeurs travaillent de plus en plus, signe du développement de la précarité et du brouillage des frontières entre emploi et chômage.
C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’est plus possible de s’en tenir à un indicateur unique pour appréhender les questions d’emploi. Chômage, sous-emploi et emploi inadéquat : d’après le chiffrage du collectif ACDC (Autres chiffres du chômage), ces problèmes concernent aujourd’hui plus de 11 millions de travailleurs. On peut discuter la précision du chiffre. Mais, personne ne peut récuser le fait que ces indicateurs désignent une réalité massive.
Une politique de plein-emploi doit nécessairement prendre en compte cette réalité et s’affranchir de cette vision binaire et archaïque du marché du travail où il y aurait, d’un côté, le « mauvais chômage » et, de l’autre, le « bon emploi ». Ce qui implique de ne pas réduire la politique de l’emploi à une vision purement quantitative.
Pourtant, c’est le même discours libéral qui, d’un côté, dénonce une vision de l’emploi qualifiée de malthusienne pour disqualifier la politique de réduction du temps de travail et, de l’autre, propose aux salariés une forme de partage du chômage en multipliant les petits boulots, comme l’indique la hausse massive du sous-emploi observée en 2007. Depuis, l’INSEE a opportunément changé la définition du sous-emploi, ce qui s’est mécaniquement traduit par une baisse du taux de sous-emploi de plus d’un point entre fin 2007 et début 2008. Plus de 300 000 personnes ont ainsi été brutalement sorties du sous-emploi.
À cette insécurité d’emploi, s’ajoute avec l’offre raisonnable d’emploi un mécanisme de laminage des salaires. La baisse du salaire pourrait être de 5% après 3 mois et de 15% après 6 mois. Au bout d’un an, les chômeurs devront accepter tout emploi rémunéré « à hauteur du revenu de remplacement », s’ils en perçoivent un. À ces premiers critères s’ajoute le fait qu’après six mois de chômage, le demandeur d’emploi ne pourra pas refuser une offre d’emploi entraînant un temps de trajet, en transport en commun, égal ou inférieur à une heure ou située à moins de 30 km de son domicile. Il s’agit donc de pousser les chômeurs à prendre n’importe quel emploi, de façon à faire pression sur le marché du travail pour abaisser encore davantage les normes d’emploi et le niveau des salaires. Car il n’y a pas d’un côté un stock de chômeurs sans emploi et, de l’autre, des salariés en emploi, mais des alternances de plus en plus fréquentes entre chômage, sous-emploi et petits boulots précaires [10]. Chaque année, environ deux salariés sur cinq s’inscrivent comme demandeurs d’emploi à l’ANPE et sur une période plus longue cette proportion est évidemment plus forte. Si le passage par le chômage devait s’accompagner d’une baisse quasi-mécanique de salaire, il y a là un mécanisme tout à fait dévastateur pour l’ensemble des salariés.
Il est probable que la pression accrue qui s’exercera sur les demandeurs d’emploi les dissuadera encore davantage d’aller s’inscrire à l’ANPE, ou auprès du nouvel organisme fusionné ANPE-UNEDIC. C’est d’ailleurs ce que l’on a déjà commencé à observer depuis quelques années : selon les enquêtes Emploi, une proportion croissante de chômeurs (au sens du BIT) ne s’inscrit pas à l’ANPE [11]. La fuite devant un service public de l’emploi qui pourrait apparaître comme de moins en moins public, à la suite de la fusion entre l’ANPE et l’UNEDIC, pourrait aussi s’accentuer, avec des conséquences possibles sur les statistiques des demandeurs d’emploi et du chômage.
Au bout du compte, le projet du gouvernement est tout à fait cohérent avec une logique libérale somme toute assez simpliste selon laquelle le chômage serait essentiellement la cause d’un coût de la main-d’œuvre trop élevé. Cette idée a beau avoir été contredite par les évaluations des dispositifs d’exonération de cotisations sociales sur les bas salaires, le gouvernement organise avec l’ORE un nouvel affaissement des salaires. Poussée à son terme, cette logique est imparable pour faire disparaître le chômage : s’il n’y avait que des esclaves il n’y aurait, en effet, plus de chômeurs.
Notes
[1] Site internet du Premier ministre : « Le Gouvernement définit l’offre raisonnable d’emploi ». [->http://www.premierministre.go...
[2] France Inter, Emission 7/10, 11 juin 2008.
[3] « La question financière : une préoccupation importante des actifs sans être perçue comme le principal frein au retour à l’emploi », Premières informations et Premières synthèses, n°24.1, juin 2008.
[4] On peut observer qu’on ne pourrait sans doute pas en dire autant des patrons voyous qui, en faussant la concurrence, emportent des marchés et prennent le boulot d’entrepreneurs plus honnêtes ou plus respectueux des règles et des lois.
[5] (avec les DOM, il faudrait ajouter plus de 100 000 personnes).
[6] De la même façon qu’il existe un chômage « frictionnel » lié au temps nécessaire à un travailleur pour passer d’un emploi à un autre.
[7] Soit un peu moins de 1,5% du total des emplois salariés. Rappelons que, pour le chômage, l’objectif du gouvernement est de revenir à un taux de 5% supposé correspondre au « plein emploi ».
[8] Voir la note n°2 du collectif ACDC (Autres chiffres du chômage) : « Chômeurs et chiffres soius pressions ». [->http://acdc2007.free.fr/ACDC2...
[9] Étienne Debauche, Thomas Deroyon et Stéphane Jugnot, “Quand les demandeurs d’emploi travaillent”, Premières informations et premières syntheses, DARES, n°09.3, février 2008.
[10] Pierre Concialdi et Sophie Ponthieux, " Les bas salaires en France : quels changements depuis 15 ans ? ", DARES, Premières synthèses, n° 48.1, 1997. Données actualisées dans : Pierre Concialdi, « Bas salaires et "travailleurs pauvres" », Les cahiers français, n° 304 (09/2001).
[11] Pour l’année 2005 (dernière année connue), la proportion de chômeurs non inscrits à l’ANPE s’élevait à 16,7%. A la fin des années 1990, ce taux était inférieur à 10%. Ces statistiques ne sont pas strictement comparables en raison d’un changement dans la méthode d’enquête. Malgré ce changement de méthode, cette hausse peut être considérée comme significative.