Si l’Europe ne prend pas conscience de la réalité de la mondialisation, elle risque de devenir d’ici quelques années un sous-traitant industriel, voire un désert. .../... Pour la première fois dans l’histoire du monde, des Etats (la Chine, l’Inde, à un moindre degré le Brésil) vont posséder à la fois une population immense ainsi qu’une recherche et une technologie excellentes. L’avance prétendument automatique de l’Europe, ou des Etats-Unis, par rapport à ces nations-continents devient une fausse évidence teintée d’arrogance.
Je sais bien que les prises de positions abondent sur l’analyse de la globalisation. Pas un journal, pas un colloque sans que la question ne soit évoquée. Et pourtant, ce qui me frappe, c’est moins la fréquence des évocations que la myopie qui souvent les accompagne. On nous répète que la mondialisation est un fait - c’est l’évidence -, qu’il serait suicidaire de la nier - autre évidence -, mais on ajoute qu’elle sera nécessairement bénéfique pour tous - ce qui est plus que discutable. Sur le plan économique, il s’agirait d’une simple application de la vieille théorie des « avantages comparatifs » : avec le développement des échanges internationaux le niveau de vie de toutes les nations s’accroîtrait mécaniquement, chaque pays se spécialiserait dans ce qu’il a de meilleur, la concurrence entre nations se développant harmonieusement par une hausse des salaires et des conditions dans les pays pauvres. Le résultat de cette pétition de principes, c’est que l’humanité toute entière est censée profiter de la mondialisation, cependant que les zones riches, dont l’Europe, conserveraient leur avance par rapport aux pays émergents grâce à la prééminence de leur recherche et de leur formation. Le problème, c’est que cette vision n’a pas grand-chose à voir avec ce qui est en train de se produire.
Ceux qui soutiennent cette approche - et qui prétendent par exemple que les délocalisations d’activités constituent un phénomène marginal ! - oublient une donnée centrale : pour la première fois dans l’histoire du monde, des Etats (la Chine, l’Inde, à un moindre degré le Brésil) vont posséder à la fois une population immense ainsi qu’une recherche et une technologie excellentes. Cela signifie que l’avance prétendument automatique de l’Europe, ou des Etats-Unis, par rapport à ces nations-continents devient une fausse évidence teintée d’arrogance. Ils produiront à bas coût des biens et des services aussi performants qu’en Europe ou aux Etats-Unis. Comme par ailleurs leur population comporte une « armée de réserve » de plusieurs centaines de millions de personnes pesant durablement sur le marché du travail, la prétendue égalisation rapide des salaires et des conditions ne va nullement de soi. Quant à la révolution des technologies de l’information et de la communication, essentielle pour comprendre la globalisation, elle réduit drastiquement l’importance des coûts de transport et de la distance physique entre les producteurs de biens ou services et leurs clients. Ce qui nous attend et que ressentent vivement les Français quelle que soit la région ou la taille de l’entreprise où ils travaillent, peut se résumer ainsi : presque aucune activité ne sera désormais à l’abri. Avec des conséquences massives sur l’emploi, le niveau de vie, la protection sociale et la cohésion nationale.
Comment répondre à ce gigantesque défi ? Par une analyse sans complaisance. Et par une stratégie qui à la fois dynamise et protège. Les choix politiques mis en œuvre aux niveaux national et européen devraient favoriser ce dynamisme. Pour relever le défi de la mondialisation, pour en faire une mondialisation de solidarité plutôt que de précarité, nous avons besoin d’actions européennes fortes et coordonnées dans ces domaines clés du futur que sont la recherche, l’éducation, la formation, l’innovation, où nous prenons du retard. Nous avons besoin d’anticiper socialement et économiquement les mutations. Nous avons besoin que les décisions adéquates, notamment financières, soient prises. Ce n’est pas le cas. En Europe, certains pays, dont l’Allemagne, s’en sortiront peut être mieux que d’autres ; mais l’Union et ses gouvernements continue de refuser les moyens nécessaires à la fameuse « stratégie de Lisbonne ». Elle reste beaucoup trop timide dans ses actions d’innovation. Elle laisse se développer en son sein et au dehors le dumping social, fiscal et environnemental. Elle cultive les discours et prend du retard. Il en est de même au niveau national malgré certaines initiatives utiles comme les pôles de compétitivité.
L’Europe doit retrouver sa double dimension solidaire et protectrice. C’est sur cette base qu’elle s’est construite. C’est en termes de progrès et de protection que nos concitoyens nourrissent un espoir européen. Cela suppose des changements fondamentaux par rapport aux orientations actuelles. Une autre politique monétaire que celle de la Banque Centrale Européenne qui, avec sa marotte de l’euro cher, condamne Airbus et beaucoup d’entreprises, dont l’automobile ou la chimie, à produire hors zone euro. Une autre politique de la concurrence, qui devrait encourager les champions européens au lieu de les ignorer ou de les pénaliser. Une autre attitude envers nos partenaires extérieurs, afin d’aider leur développement mais d’inclure désormais dans les discussions commerciales la question des normes environnementales, celle des standards sociaux et des parités monétaires. On retrouve là, qu’on le veuille ou non, certains débats qui ont accompagné la décision du peuple français lors du vote sur la Constitution européenne. Je suis pour ma part un Européen convaincu ; précisément à cause de cela, je maintiens qu’il faut relancer et réorienter l’Europe, non vers une dérive encore plus libérale, non vers une Europe forteresse, mais vers une Europe qui protège en même temps qu’elle progresse. Une Europe ouverte, pas une Europe offerte. Une stratégie industrielle de réciprocité, pas de naïveté. Nous en sommes loin !
Et nous devons agir d’autant plus vite que deux évolutions se produisent, qui aggravent les risques. Les pays émergents sont en train d’accumuler de fantastiques excédents financiers, ils commencent à les utiliser systématiquement pour acquérir des sociétés à base européenne ou américaine. Directement, sur fonds publics, à l’exemple de ce qu’a décidé la Chine à partir de ses 1000 milliards de dollars de réserves de change. Indirectement, à travers leurs entreprises, comme ont commencé de le faire l’Inde, la Russie et d’autres. Les Etats-Unis en prennent conscience. Chez eux, le débat sur la stratégie industrielle n’est pas interdit. L’Europe, elle, laisse se dérouler le processus de désindustrialisation sans réagir : elle risque de se réveiller trop tard, ses principaux fleurons étant devenus extra-européens, cependant que les fonds multinationaux privilégient de plus en plus la finance par rapport à l’économie et les activités situées hors d’Europe plutôt que dans l’Union elle-même.
Dans le même temps, beaucoup de gouvernements, guidés par un dogmatisme qu’ils sont les seuls au monde à appliquer, veulent faire reculer toute régulation collective, alors même que la puissance publique devrait être à la fois modernisée et mieux utilisée face aux dérèglements de la mondialisation financière. Oui, une puissance publique réformée constituerait un outil précieux pour une stratégie de développement et de protection.
Ce problème est, au sens propre, vital. La mondialisation comporte des opportunités immenses et des risques tout aussi grands. L’échéance démocratique qui se déroule actuellement en France devrait aborder la question de front. La candidate socialiste s’attache à le faire. Avons-nous oui ou non un avenir industriel ? Et comment le construire ? Si on ne traite pas sérieusement la question, avis de tempête sur l’Europe et sur la France ! Il n’y a pas seulement le premier et le deuxième tour : il y a aussi le troisième tour, celui des faits./.
Laurent Fabius [Version longue d’une tribune publiée par Le Figaro le 22 mars 2007]