Par Fabrice Nicolino, journaliste, et François Veillerette, ancien président de Greenpeace France publié dans Humanité.fr [ 10/03/07 ].
L’industrie des produits phyto-sanitaires est-elle convenablement contrôlée ?
Qu’aurait pensé Jaurès d’une telle situation ? Nous ne vous posons pas la question par hasard : au moment même où le fondateur de l’Humanité mourait sous les balles de Raoul Villain, en septembre 1914, un certain Jean Feytaud achevait un étrange travail. Installé pendant l’été dans le vignoble d’Oléron, ce grand agronome tentait d’éradiquer un redoutable ravageur, l’otiorynque de la vigne. Un insupportable insecte.
Tel est le début de l’histoire terrible et fascinante des pesticides en France. Peinant depuis toujours à protéger les récoltes, les hommes se jettent en 1945, sans seulement réfléchir, sur les nouvelles molécules créées par la chimie moderne pendant la Seconde Guerre mondiale. Miracle ! Le DDT et bien d’autres pesticides deviennent en quelques années d’indispensables auxiliaires de l’agriculture, dans un pays qui connaîtra jusqu’en 1949 les tickets de rationnement et les soupes aux rutabagas.
Le problème, qui deviendra un drame, c’est que ces produits se révèlent dangereux, toxiques à des doses dérisoires, et beaucoup plus stables qu’on ne l’avait pensé au départ. Ils s’accumulent donc peu à peu, fatalement, dans l’eau, le sol, l’air, puis dans les aliments les plus ordinaires et en bout de course dans les tissus vivants de tous les êtres vivants, dont certains s’appellent, ne l’oublions pas, des humains.
Et que fait pendant ce temps l’industrie ? Vous vous en doutez un peu, vous qui lisez ce journal : elle crée un formidable lobby. Pas question pour elle de voir diminuer ses chiffres d’affaires et ses bénéfices. C’est alors que l’histoire dérape, exactement comme pour le tabac ou l’amiante. Imaginé dès 1945 par le génial Fernand Willaume - un ingénieur agronome -, le lobby des pesticides prend discrètement le pouvoir, tous les pouvoirs. Les hommes de l’industrie, souvent transnationale, entortillent dans des structures - paratotalitaires des dupes, des obligés, des profiteurs. Des scientifiques, de très hauts fonctionnaires de la République, des chambres d’agriculture, des techniciens de toutes sortes. L’INRA, le grand Institut national de la - recherche agronomique par exemple, fera pendant des décennies la promotion des nouveaux herbicides, pour la raison que certains de ses plus hauts responsables copinent avec les réseaux de l’industrie.
Cette histoire n’est pas celle d’un complot. Elle raconte simplement ce qui se passe, dans une société complexe, quand un secteur échappe à tout contrôle social. Quand les choses se mettent à déraper parce que les contre-pouvoirs n’ont pas fonctionné. Le scandale des pesticides est retentissant, car il nous concerne tous. L’eau de pluie, même dans les villes, la rosée du matin, les rivières, le pain, les pommes contiennent des résidus de pesticides. Et les malades ne sont pas loin derrière, malgré les dénégations de tous ceux qui ont intérêt au silence.
Les cancers, les maladies neurologiques, les désordres hormonaux, l’infertilité, les malformations des foetus augmentent sans cesse. Certes, les pesticides ne sont pas coupables de tout, il s’en faut. Mais des centaines d’études internationales concordantes démontrent des liens entre l’exposition à certaines de ces molécules et quelques-unes de ces terribles affections.
Nous avons écrit un livre, qui donne des noms, cite des organismes, pointe quantité de connivences (*). C’est un peu comme si nous vous parlions de l’amiante il y a vingt ans. En 1987, les industriels avaient inventé la fable de « l’usage contrôlé » de l’amiante, grâce à quoi ils ont pu vendre leur poison jusqu’en 1997. Nous en sommes à ce point précis à propos des pesticides. D’ailleurs, l’industrie des pesticides, comme nous l’établissons, a employé pour sa com’ Marcel Valtat, l’homme de la désinformation sur le dossier de l’amiante. Les faits, les preuves, les noms sont sur la table : à vous, à nous tous de changer l’ordre des choses. De vous à vous, Jaurès n’aurait pas beaucoup aimé les pesticides.
(*) Pesticides : révélations sur un scandale français, Fayard, 2007.