Ségolène Royal, le 6 avril 2007 : Mes chers amis,
Impossible, à Carmaux, de ne pas se raccrocher à l’histoire tant elle imprègne les lieux, les pierres, les mémoires. C’est une chance. Car ne pas ignorer d’où l’on vient, cela aide à comprendre son époque et à se projeter dans l’avenir. Et ce soir, en évoquant l’histoire de Carmaux et la mémoire de Jean Jaurès, je voudrais articuler cette histoire et notre modernité, nos racines, nos valeurs et la réalité d’aujourd’hui.
Ici, les racines historiques sont solides.
Ce beau combat que nous menons aujourd’hui pour une France présidente qui reprenne son destin en main et redonne espoir à tous les siens prolonge, dans le temps qui est le nôtre, les combats antérieurs pour l’émancipation et pour la solidarité dont nous assumons l’héritage avec fierté.
Ces combats nous rappellent que les droits politiques et sociaux ne furent jamais octroyés mais toujours conquis à force de courage et parfois chèrement payés.
Ici, à Carmaux, on sait ce que lutter veut dire.
Ici, à Carmaux, la dignité ouvrière et l’enracinement républicain eurent, dès l’origine, partie étroitement liée.
Et c’est ici, en terre carmausine, que la grève des mineurs scella définitivement l’engagement socialiste de Jaurès.
Ce devoir d’invention qui nous incombe aujourd’hui pour relever la France, Jaurès l’assuma en son temps.
Sa pensée visionnaire et son œuvre fondatrice ont montré le chemin d’un socialisme du réel fort de ses convictions et fort de ses valeurs mais affranchi des dogmes et ennemi des sectarismes.
Alors ce soir, j’ai envie de vous dire en quoi ce fils d’un Tarn souvent rebelle qui garde encore les traces de la révolte cathare reste, pour moi, le défricheur et l’éclaireur d’un combat toujours actuel pour que la République tienne sa promesse de liberté, d’égalité et de fraternité.
Parler de lui, c’est aussi parler de nous.
Ce qu’il appelait « la bataille entre le droit et le privilège », nous devons à notre tour la mener contre les inégalités qui se creusent, contre les discriminations qui persistent, contre les précarités qui à nouveau s’étendent. Jaurès s’insurgeait jadis contre « l’injustice qui, du père au fils, passe avec le sang ». Autrement dit : la pauvreté héréditaire et l’immobilité des conditions.
Auraient-elles disparu ? Non ! Elles reviennent même en force, ruinant l’égalité des chances et assignant un nombre croissant de familles à ce que Jaurès appelait « la perpétuelle incertitude de la vie et la perpétuelle dépendance ».
Et cela, pas plus que lui jadis, nous ne l’acceptons pour la France car il en va du pacte social dont l’Etat doit être le garant.
Né à Castres, monté à Paris mais fidèle à cette terre qu’il aimait, Jaurès n’opposait pas la ville à la campagne.
« Je suis, disait-il, un paysan cultivé ».
Et s’il a évoqué avec une grande force poétique vos splendides paysages, c’est une nature mise en valeur par le travail des hommes et des femmes, ce sont les gestes du laboureur, le savoir-faire du viticulteur, l’effort partagé des moissons et des vendanges qu’il a célébrés.
Jaurès était toujours ému par la beauté de la nature mais plus encore par les capacités créatrices d’une humanité sur laquelle il portait un regard chaleureux et fraternel.
C’est parce qu’il prenait la mesure de l’endurance et de l’ingéniosité de celles et ceux qui s’échinaient aux champs, dans les vignes, à la mine, à l’usine,
c’est parce qu’il estimait ce labeur à sa juste valeur qu’il voulait un monde où le travail ne serait plus « une servitude et une souffrance » mais « une joie » et un épanouissement.
Le travail, disait-il, devrait être « le combat de tous les hommes contre les fatalités de la nature et les misères de la vie » alors qu’il n’est, le plus souvent, que « le combat des hommes entre eux, l’âpreté au gain, l’oppression des faibles et toutes les violences de la concurrence illimitée ».
Voilà pourquoi, disait-il aussi, « il faut subordonner les lois brutales de la concurrence aux lois supérieures de la vie ». N’est-ce pas, dans le monde globalisé qui est désormais le nôtre, une feuille de route toujours actuelle ?
Et lorsqu’il dénonce « un système de métal qui traite des millions d’hommes comme une matière première » et l’emploi « comme une marchandise que les détenteurs du capital acceptent ou refusent à leur gré », ne disons-nous pas la même chose, nous qui n’acceptons pas que les salariés soient traités comme une vulgaire variable d’ajustement exposée aux licenciements boursiers et aux délocalisations brutales ?
Comme elle nous paraît proche de nous son indignation contre des comportements patronaux que nous pourrions décrire quasiment dans les mêmes termes ! Malgré tout ce qui a changé de lui à nous.
Je veux, moi, instaurer de nouvelles règles du jeu qui garantiront aux salariés le respect de leur dignité.
Je veux créer des sécurités nouvelles qui ne seront pas ennemies de la performance économique mais, au contraire, facteur de productivité et de compétitivité renforcées.
Révolté par les patrons autocrates et voyous de son temps, Jaurès – et cela mérite d’être rappelé – respecte ceux qui prennent le risque d’entreprendre et conduisent honnêtement leur affaire, victimes eux aussi de l’entente et de la spéculation.
Dans un article de la Dépêche du Midi qui est une belle leçon de jugement équilibré et sous le titre « les misères du patronat », il ne craint pas d’expliquer, à rebours de la culture alors dominante à gauche, les difficultés auxquelles se heurtent ces entrepreneurs intègres et passionnés par leur travail. Il affirme qu’il serait injuste de réduire leur motivation à l’appât égoïste du gain car le désir de créer et le plaisir de produire comptent souvent bien davantage. Et les difficultés qu’ils rencontrent en font, eux aussi, les victimes d’un système qui les écrase.
Il raille ceux qui prétendent que les socialistes veulent supprimer la libre initiative mais sont en fait les premiers à entraver la concurrence. Cela ne vous rappelle rien ? Bien des apôtres véhéments de la concurrence « libre et parfaite » se livrent, dans le même temps, aux petits arrangements entre amis et aux ententes tarifaires…
Jaurès est révolté par la dure condition ouvrière de son temps.
Quand, face à l’injustice, la colère ouvrière éclate, il n’hésite pas et se range aux côtés de ceux qui se battent pour leur dignité. Quand le baron Reille et le marquis de Solages, propriétaires de la Compagnie des mines et hommes forts de la droite monarchiste locale, licencient brutalement Jean-Baptiste Salvignac, leader syndical et militant socialiste, parce qu’il a été élu maire de Carmaux, Jaurès soutient les mineurs qui se dressent contre ce déni du suffrage universel. Il fallut 10 mois d’un très dur conflit pour que le droit républicain l’emporte. C’est ainsi que Jaurès, ardemment engagé dans la lutte, devient le député de Carmaux.
Quand, à leur tour, les verriers de Carmaux se mettent en grève contre le licenciement d’un syndicaliste, Jaurès, à nouveau, s’engage et mobilise l’opinion publique. Face au lock-out imposé par une direcion intransigeante, il s’implique dans la création d’une verrerie ouvrière car, juge-t-il, il faut « un abri pour ceux que l’arbitraire patronal veut chasser et affamer ». Le projet des verriers est audacieux et constitue un cas unique dans l’histoire économique et sociale française : le capital de l’entreprise qu’ils créent, constitué par une souscription nationale, appartient au prolétariat français dans son ensemble. Ce n’est que dans les années 30 que la Verrerie Ouvrière d’Albi deviendra, plus classiquement, une société coopérative ouvrière de production.
Devant l’innovation, Jaurès ne recule pas.
Il ne recule pas non plus devant le risque de perdre son siège car la nouvelle Verrerie s’implante à Albi et non à Carmaux : l’intérêt du projet commande, à ses yeux, le choix d’Albi et cela, pour lui, l’emporte sur toute autre considération.
Il était comme ça, Jaurès : partisan d’un socialisme guidé par l’intérêt général et assimilé au bien de la nation tout entière.
Jeune républicain convaincu que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit, il en vient à vouloir, pour que ces mots ne restent pas vains, que la démocratie s’étendre aux relations économiques et sociales.
Je ne peux m’empêcher d’établir une correspondance entre ce qu’il appelait « la République affirmée dans l’atelier » et cette démocratie sociale dont je veux faire (avec la démocratie représentative, la démocratie participative et la démocratie territoriale) l’un des 4 piliers de cette Républque nouvelle, de cette révolution démocratique que je propose aux Français.
Jaurès considérait que, dans l’ordre politique, la nation souveraine avait renversé les oligarchies du passé mais que, dans l’ordre économique, elle leur restait soumise.
Ce que la Révolution française avait fait pour le citoyens, il restait à l’accomplir pour le salarié privé de droits.
Bien sûr, de son temps au nôtre, bien des choses ont changé, bien des droits sociaux et syndicaux ont été conquis et je ne compare pas terme à terme la situation des salariés du XXIè siècle avec celle des ouvriers du XIXème.
Mais la démocratie sociale telle que je me suis engagée à la développer (avec le renforcement du dialogue entre partenaires sociaux, avec la représentation des salariés dans les conseils d’administration des entreprises, avec l’essor nécessaire d’un syndicalisme de masse qui rééquilibre les rapports entre le capital et le travail, avec sa capacité à anticiper et négocier les mutations économiques, avec ses compromis dynamiques dans l’intérêt bien compris de l’entreprise et de tous ceux qui contribuent à la production de richesse), cette démocratie sociale, donc, et l’idéal jauréssien de citoyenneté dans l’entreprise ont quelque chose en commun : la conviction que l’intérêt général commande le respect mutuel plutôt que la brutalité des relations sociales.
Pour Jaurès comme pour nous, la question sociale et la question scolaire sont liées.
Boursier, élève brillant et heureux, il sait ce que lui a apporté l’école et combien, grâce à elle, son horizon s’est élargi. Il ne cessera de se battre pour que cette chance soit accessible à tous.
Je veux, moi, mettre l’éducation au cœur et en avant de tout.
C’est à l’école que, jeune député de 25 ans, il consacre sa première intervention à la Chambre.
Le savoir est pour lui le premier droit, la première liberté, la première dignité.
Il soutient, bien sûr, les grandes lois scolaires de Jules Ferry. L’école à deux vitesses, une pour les riches, une pour les pauvres, n’est pas seulement une injustice : c’est, pour lui, un gâchis du potentiel des enfants, un gaspillage d’intelligence.
Il s’intéresse de près aux contenus et aux méthodes de l’enseignement.
Il ne faut pas, dit-il, former des « machines à épeler » mais de futurs citoyens qui devront être conscients de leurs droits et de leurs devoirs, qui devront garder leur vie durant le goût d’apprendre et de se former. Car il croyait, avant la lettre, à la formation tout au long de la vie.
Ardent partisan de la séparation des Eglises et de l’Etat, Jaurès prend une part active à la grande loi de 1905 qui fonde notre laïcité républicaine. La désimbrication de ce qui, des siècles durant, avait été si étroitement mêlé est violente. Il le fallait pour que, comme le souhaitait Victor Hugo, l’Eglise soit chez elle et l’Etat chez lui. Je ne suis pas favorable à une modification de la loi de 1905 car je crois qu’elle offre aux relations entre l’Etat et les cultes un cadre équilibré qui permet de faire face de manière pragmatique aux questions d’aujourd’hui.
La laïcité est un fondement majeur de notre République et c’est pourquoi je propose d’intégrer à notre Constitution une charte de la laïcité qui donnera à ses sages principes la force de notre loi fondamentale.
Jaurès parlait et aimait l’occitan.
Il n’opposa jamais langue régionale et langue nationale car il trouvait naturel et très formateur pour les enfants de pouvoir passer de l’une à l’autre. Favorable à l’enseignement des langues régionales, c’est de cette tradition d’ouverture, de pluralité et de complémentarité que je me réclame. Car je n’oppose pas le respect des identités locales ou particulières à notre commune appartenance à la nation et à la langue françaises. C’est pourquoi la France doit ratifier la Charte des langues régionales.
Jaurès avait l’amour de la France, de la République et de la nation.
Il croyait et je crois avec lui « qu’un peu d’internationalisme éloigne de la patrie et que beaucoup y ramène ». Il vibrait de ce patriotisme bien compris qui est l’ennemi du chauvinisme et le contraire du nationalisme.
Jamais il ne transigea avec le devoir de défense mais il voulait une « armée nouvelle » qui soit l’émanation de tous les citoyens. Il eut le courage de dire haut et fort que l’intérêt des peuples allemand et français n’était pas dans l’affrontement fratricide.
Il rêvait d’une Europe de la paix : il fallut deux guerres mondiales pour commencer à la construire.
Parlant à Francfort devant 25.000 personnes, quatre ans avant que n’éclate la guerre, il exprimait ainsi ce rêve en avance sur son temps : « ce serait la plus grande joie de ma vie que de vivre le jour où l’Allemagne démocratique, l’Angleterre démocratique et la France démocratique se tendront la main pour la réconciliation éternelle et la paix dans le monde ».
D’autres visionnaires, dont François Mitterrand, ont jeté les bases de cette Europe réconciliée sur les ruines encore fumantes de la deuxième guerre mondiale.
Notre tâche, à nous, c’est de franchir un nouveau pas : une Europe capable de protéger les siens des dégâts d’une mondialisation non maîtrisée et de parler d’une voix forte dans le tumulte du monde. Notre tâche, c’est de réussir une Europe sociale, une Europe de la recherche, une Europe de l’environnement qui regagne la confiance des citoyens.
Lui qui voulait passionnément la paix, il vit, avec lucidité, l’Europe courir à la guerre. Dans le dernier discours qu’il prononça à Lyon-Vaise, il le dit sans ambage : ce qui se profile, « c’est l’Europe en enfer, c’est le monde en enfer ». « Je dis ces choses, ajoutait-il, avec une sorte de désespoir car la nuée de l’orage est déjà sur nous ».
Peu avant son assassinat, il notait avec tristesse : « on nous a dénoncés comme de mauvais Français et c’est nous qui avions le souci de la France ! ». Il disait également que « la peur resserre et l’espérance dilate », façon de dire que, quand une nation n’a plus confiance en elle, chacun tend à se méfier de l’autre et à se replier sur soi, cependant que le ressentiment et parfois la haine prennent le pas sur l’hospitalité et la solidarité.
C’est plus vrai que jamais dans la France d’aujourd’hui, qui souffre et qui doute. Mais j’y vois aussi une façon de dire qu’une espérance d’avenir retrouvée, c’est un pays qui repart.
Jeune élu du Tarn, Jaurès affirmait que la « la démocratie française n’est pas fatiguée du mouvement, elle est fatiguée d’immobilité (…), fatiguée de l’incohérence et de l’impuissance des gouvernants ».
Je ne saurais trouver de mots plus justes pour exprimer la crise démocratique qui sévit aujourd’hui en France, la nécessité de débloquer le pays, de restaurer l’efficacité de la puissance publique, la crédibilité et la rapidité de l’action politique.
Il n’opposait pas, lui, l’individuel et le collectif, l’aspiration à l’autonomie et les sécurités collectives qu’elle requiert.
Je crois, moi aussi, qu’il faut partir des situations vécues par chacun et y revenir pour évaluer lucidement si les politiques publiques atteignent bien leurs objectifs.
Je crois, moi aussi, que l’universalité n’est pas l’uniformité et que les protections dues à tous supposent, dans leur application, du cas par cas, du sur mesure.
Cela vaut aussi bien pour le soutien individuel gratuit aux élèves en difficulté que pour le ciblage des aides aux entreprises ou pour l’accompagnement personnalisé des demandeurs d’emploi.
Mais peut-être le Jaurès le plus hardi, le plus iconoclaste est-il celui qui houspillait fraternellement ses camarades et les exhortait à n’avoir « peur d’aucune formule et d’aucune idée ».
Nous aussi, n’ayons peur d’aucune idée, n’ayons pas peur d’avancer et de défricher des voies nouvelles pour répondre aux problèmes et aux attentes des Français. Mettons nos intelligences collectives en mouvement, à l’abri de tous les dogmes. J’ai le souci de l’efficacité pour ceux qui sont désespérés de quelque chose qui ne vient pas. Voilà pourquoi j’ai annoncé des mesures concrètes contre les surtarifications bancaires. Voilà pourquoi ce parcours première chance, ce tremplin vers l’emploi que je veux mettre en place pour les jeunes.
Avec moi, quelque chose viendra parce que j’ai compris vos impatiences et parce que j’aurai la force de bousculer tout ça !
Je me plais à imaginer que Jaurès aurait aimé notre campagne participative et ses débats sans tabous.
Jamais il n’abdiqua son indépendance de pensée et de parole.
Jamais il ne se résigna à l’injustice.
Jamais il ne dévia de sa ligne de conduite : recherche de la vérité, clarté dans le débat, unité dans l’action. Et République indissociable de la justice sociale.
Après Jacques Brel et Manu Dibango, les Toulousains de Zebda ont chanté Jaurès. Le voilà peut-être, rendu par des artistes si différents, le plus bel hommage à l’actualité de son message et à l’homme qui croyait profondément que « le pays de France ne saurait se passer longtemps d’idéal ».
C’est l’un des enjeux et non le moindre de cette campagne présidentielle. C’est l’une des dimensions et non la moindre du redressement de la France que je veux conduire avec tous les Français.
Vive la République, vive la France.