L’élection de Nicolas Sarkozy marque un moment historique pour la droite française : parce qu’elle s’assume pour la première fois depuis 1945 comme une droite de conviction ; parce qu’elle tourne définitivement la page du gaullisme ; parce qu’au-delà de la victoire politique elle a réussi à imposer les termes du débat d’idées. On ne peut se contenter de décrire cette droite en l’assignant à des catégories idéologiques floues ou réductrices. Ainsi, ni l’UMP ni Nicolas Sarkozy ne sont des ultralibéraux au sens reagano-thatchérien. La victoire de Sarkozy a d’ailleurs été rendue possible par sa capacité, que la gauche sociale-libérale n’a pas eue, à persuader les électeurs qu’il allait concilier l’attente forte d’État et de protection sociale qui est majoritaire chez nos concitoyens, avec les impératifs de la pratique de gouvernement. Autrement dit, la droite a gagné parce qu’elle ne s’est pas réfugiée derrière le prétexte des impératifs de la mondialisation et de la construction européenne libérales pour dire qu’elle ne pourrait rien faire. Que l’avenir montre qu’il s’agissait d’un leurre est probable, mais, électoralement, le volontarisme a fait mouche.
Cette droite n’est pas davantage néoconservatrice au sens américain du terme : Nicolas Sarkozy est moins atlantiste qu’il n’y paraît, et s’il considère la religion comme un régulateur social, il n’est pas imprégné de messianisme. Enfin, seule une intention polémique peut pousser certains à l’étiqueter « fasciste ». Peut-être simplement faut-il admettre que le phénomène Sarkozy est avant tout affaire de style, les droites, historiquement, étant rétives aux corpus doctrinaux intangibles parce qu’elles abhorrent les idéologies constructivistes.
Comment alors définir cette droite ? Avant tout comme une droite de rupture. Cela est possible parce que Nicolas Sarkozy n’a pas connu les deux cassures historiques qui ont forcé la droite à se dire modérée ou centriste afin d’éviter la charge négative qui entourait le mot « droite » depuis la Collaboration et, à un moindre degré, la guerre d’Algérie. Nicolas Sarkozy n’a même connu le gaullisme que de seconde main, si l’on peut dire. Il forge sa conscience politique à l’époque où commence à s’exprimer la réaction aux idées de Mai 68, dans le climat de reflux de l’hégémonie intellectuelle de la gauche. Sa victoire avalise le fait que c’est bien autour de (ou contre) Mai 68 et ses valeurs que s’ordonnent désormais les positionnements idéologiques, et elle couronne l’entreprise de reconquête intellectuelle entreprise par la droite dès les années 1970. C’est ce qui peut lui faire dire à bon droit qu’il est « lecteur de Gramsci » même si la « nouvelle droite », qui s’était réapproprié la première le philosophe italien, n’a rien à voir avec ses idées.
Surtout, nous avons en face de nous une droite transversale, qui rend caduque la tripartition des droites entre contre-révolution, orléanisme et bonapartisme, et en fait la synthèse. La droite contre-révolutionnaire n’existe plus : Christine Boutin et Philippe de Villiers ne sont en effet que des réactionnaires incarnant une droite d’ordre moral. Et c’est parce qu’elle n’existe plus, parce que la République est définitivement acquise et que les séquelles de Vichy ne divisent plus la France que Nicolas Sarkozy peut vouloir remodeler les institutions et sans doute un jour réformer la loi de 1905. La droite orléaniste semble se diviser pour évoluer soit vers une sociale-démocratie/christianisme social qui renoue avec l’aspiration à la « troisième force » (autour de François Bayrou), soit vers un libéralisme classique cependant différent de l’orléanisme en ce qu’il n’incarne plus autant qu’avant les intérêts de la bourgeoisie et des grandes dynasties d’affaires (le « Nouveau Centre »). Dans la droite syncrétique bâtie par Sarkozy, c’est la composante bonapartiste/populiste qui domine, sans qu’on sache bien encore s’il s’agit d’une simple séquence idéologique du quinquennat ou de la nature profonde du régime.
Ce populisme plébiscitaire s’incarne avant tout dans un style présidentiel : refus du complexe d’infériorité intellectuelle traditionnel à droite ; affirmation d’une droite de convictions et non plus seulement d’intérêts ; personnalisation du pouvoir et intervention dans le débat public sur une gamme aussi étendue que possible de sujets, y compris ceux jugés secondaires. On retrouve dans le style Sarkozy quatre composantes du populisme : la contradiction idéologique assumée (libéralisme européiste/protectionnisme, atlantisme/indépendance nationale, valorisation de l’argent/défense des « petits ») ; la volonté de rupture avec le passé (« désormais, tout devient possible ») et la valorisation de la modernité, qui renvoie prédécesseurs et adversaires à leur « archaïsme ». Enfin, on voit la volonté d’arriver, par l’ouverture à « gauche », à une union nationale qui, comme dans tous les régimes plébiscitaires, a pour fonction de délégitimer les clivages idéologiques et d’évacuer la question sociale. On discerne là ce qui séduit les droites européennes dans le modèle Sarkozy : la capacité de celui-ci à faire accepter l’ordre libéral par ces catégories sociales mêmes dont l’intérêt objectif est de le combattre, puis, de manière plus globale, de rendre hégémonique dans la société un ensemble de représentations qui marginalisent la critique de cet ordre et les mobilisations destinées à le changer.
La victoire électorale de Nicolas Sarkozy n’a été possible que parce qu’il a réussi à imposer bien au-delà de la base sociologique de la droite son agenda politique et idéologique. On aurait tort pourtant de penser qu’il a réussi uniquement grâce à son incontestable capacité à analyser le moment politique : la gauche, où ce qui se baptise ainsi, lui avait préalablement fort bien balisé le terrain.